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Critique

LE MONDE DES LIVRES | 21.01.10 | 12h25  •  Mis à jour le 21.01.10 | 12h25

ans nul doute, ce livre a, dans l’esprit de son auteur, quelques résonances actuelles. Sans doute encore, l’avocat pénaliste Thierry Lévy, peu porté aux accommodements, l’a-t-il même écrit pour cela, lui qui participe à la défense des mis en examen pour le sabotage de lignes TGV, dans de l’affaire dite de Tarnac. On imagine volontiers sa gourmandise lorsqu’il écrit : “Le gouvernement crut qu’il se trouvait en face d’un vaste complot et que l’Internationale antiautoritaire, reconstituée en France, était en train de préparer un mouvement insurrectionnel généralisé.” Ou encore : “Sous la prévention d’association de malfaiteurs, on avait placé en détention 51 personnes arrêtées à Paris et dans la banlieue parisienne, pour la plupart anarchistes ou socialistes mais, faute de charges, deux seulement furent amenées devant le tribunal.”

Les faits évoqués ici, précisons-le, n’ont pas grand-chose à voir avec ceux qui sont reprochés dans l’affaire Tarnac. En effet, Me Lévy a choisi de s’attacher à quatre “propagandistes par le fait” de la fin du XIXe siècle : Caserio, qui poignarda le président Sadi Carnot, et les poseurs de bombes Ravachol, Auguste Vaillant, Emile Henry. Tous finirent sur l’échafaud. Mais c’est d’abord à leur démarche que s’intéresse l’avocat. Et aussi à leurs déclarations devant les cours d’assises. Pour eux, la société n’avait aucun titre à juger un individu. Surtout pas celle qui faisait donner l’armée contre les grévistes de Fourmies, en 1891, celle qui se livrait à des atrocités coloniales.

Le président de la cour d’assises : “Vous avez tendu cette main, que nous voyons aujourd’hui, couverte de sang.” Emile Henry : “Mes mains sont couvertes de sang comme votre robe rouge.” On sent l’auteur fasciné par ce face-à-face entre l’accusé et la cour. Un affrontement sans concessions ni formalisme sur la notion même de justice, et qui ne laisse d’ailleurs aucune marge d’existence aux avocats. “Ils ont engagé leur vie et celle des autres dans un pari risqué, mais ils ne se sont pas trompés en postulant que leur action n’amènerait pas une injustice plus grande que celle qu’ils combattaient”, écrit-il.

Captivé par les individualités, Thierry Lévy en oublie un peu l’essentiel. Au regard de l’histoire, et plus particulièrement de celle du mouvement anarchiste, l’action des propagandistes par le fait fut un lourd échec. Elle servira de prétexte aux fameuses “lois scélérates” de 1893-1894, déclenchant une terrible répression. Surtout, elle isolera les anarchistes, les coupant des luttes sociales dont ils étaient issus, les seules à pouvoir donner une légitimité à l’illégalisme comme moyen de combattre l’injustice. A ce titre, bien que se prévalant d’une lutte antiautoritaire, les propagandistes par le fait étaient porteurs d’une pratique autoritaire. Le théoricien libertaire Kropotkine (1842-1921) en tirera cette leçon : “Il faut être avec le peuple qui ne demande plus des actes isolés, mais des hommes d’action dans ses rangs.” Mais cette histoire-là est sans doute plus anonyme et moins glamour pour un grand avocat parisien.


PLUTÔT LA MORT QUE L’INJUSTICE. AU TEMPS DES PROCÈS ANARCHISTES de Thierry Lévy. Odile Jacob, 278 p., 23 €.

Caroline Monnot
Article paru dans l’édition du 22.01.10
LA JUSTICE EN PRATIQUES
LE MONDE DES LIVRES | 21.01.10 | 12h11  •  Mis à jour le 21.01.10 | 12h11

ne société plus juste est-elle possible ? Cette question est au coeur des débats publics depuis les révolutions américaine et française. Elle représente aussi un des grands problèmes de la philosophie politique. L’un des intellectuels les plus influents au monde, Amartya Sen, livre aujourd’hui sa théorie de la justice.

L’économiste indien distingue d’abord deux familles de pensée. De Hobbes à Kant en passant par Locke et Rousseau, la première “s’est concentrée sur la recherche de dispositifs sociaux parfaitement justes”. Elle culminerait avec le philosophe américain John Rawls (1921-2002), à qui le livre est dédié. Mais il existerait une autre tradition, allant d’Adam Smith à Marx en passant par Condorcet et John Stuart Mill, pour laquelle la question de la justice ne peut être résolue que par “comparaisons entre les divers modes de vie que les gens pourraient avoir” sous l’effet de différentes institutions.

Or pour Sen, les hypothèses de Rawls, qui redéfinissent la justice comme “équité”, sont critiquables en ce qu’elles recourent à “une simplification arbitraire et radicale d’une tâche immense et multiforme : mettre en harmonie le fonctionnement des principes de justice et le comportement réel des gens”. La tradition à laquelle Sen se rattache vise moins à chercher des principes de justice pure qu’à limiter en pratique les “injustices intolérables” : le combat contre l’esclavage mené par la révolutionnaire anglaise Mary Wollstonecraft et d’autres, au XVIIIe siècle, explique-t-il, ne s’est pas fait “dans l’illusion qu’abolir l’esclavage rendrait le monde parfaitement juste”. Plus largement, Sen invalide dans la philosophie politique toutes les démarches en surplomb qui visent à trouver des procédures idéales pour obtenir une diminution des inégalités.

Sa méthode découle du constat suivant : il existe toujours une pluralité des systèmes de valeurs et de critères pour penser la justice. A ce sujet, il donne un exemple. Soit une flûte qu’il faut attribuer à un seul parmi trois enfants. Le premier déclare la mériter parce qu’il est le seul à savoir en jouer ; le second clame qu’il est le seul à ne pas avoir de jouet ; le troisième affirme qu’il a fabriqué l’objet de ses propres mains. Dans ce cas, l’attribution est impossible à effectuer sans contredire au moins un principe de justice. Pour Sen, une résolution non violente de ce type de conflit ne peut pas venir d’une institution mais seulement d’une délibération publique.

Mais elle implique aussi qu’on ait auparavant exclu les critères non pertinents pour mesurer la justice. C’est sur ce terrain en particulier que la philosophie de Sen s’appuie sur sa théorie économique hétérodoxe. Ainsi, Rawls est à nouveau critiqué, mais cette fois pour avoir défini la justice comme distribution équitable des biens. Selon Sen, en effet, les manières d’utiliser ces biens et d’en bénéficier pour accroître sa capacité d’agir sont différentes selon les dispositions des individus et leurs milieux sociaux.

Avoir une voiture, par exemple, ne constitue pas pour tous ce que Sen appelle une “capabilité”, c’est-à-dire une possibilité d’améliorer effectivement son sort dans une direction souhaitée. Cette voiture ne sera convertie en liberté concrète que pour une personne ayant un permis de conduire et recherchant la mobilité, dans une société où la circulation est libre et où les embouteillages ou la pollution ne la rendent pas plus coûteuse que désirable. “L’avantage d’une personne, écrit Sen, est jugé inférieur à celui d’une autre si elle a moins de capabilité – de possibilités réelles – de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur.” Les questions de justice ne peuvent donc se réduire à des problèmes de répartition des richesses, ni non plus être ramenées aux différences de bien-être perçu.

“Pluralisme raisonné”

Sen place ainsi l’égalisation des libertés concrètes entre individus au centre de toute quête de justice. Il s’oppose cependant aux philosophes libéraux, qui considèrent que toute diminution des inégalités entravant les libertés serait mauvaise. Pour lui, cette priorité donnée à la liberté ne saurait constituer un absolu, car l’égalité comme la liberté sont appréciées et désirées différemment par les individus. Selon ce “pluralisme raisonné”, le progrès de la justice est inséparable de l’approfondissement de la démocratie, entendue comme délibération la plus large possible.

Cosmopolite, l’auteur s’inspire ici des cultures philosophiques occidentales et orientales, et notamment indiennes. Il propose de comparer les libertés entre individus comme entre les sociétés, et ce contre le point de vue actuellement dominant de ceux qui considèrent que la définition de la justice est relative à chaque culture ou qu’elle ne peut s’exercer pleinement que dans le cadre d’une communauté religieuse ou nationale fermée.

L’ouvrage en appelle au renforcement des possibilités démocratiques réelles, et d’abord des espaces de délibération publique. Il se conclut ainsi par une riche méditation sur l’isolement dont souffrent les individus, et qui apparaît en définitive comme l’élément le plus nuisible à la justice. Pour Sen, il s’agit d’imaginer une diminution des inégalités et un progrès de la justice sociale à l’échelle globale, sans attendre un hypothétique et bien improbable Etat mondial.

Par-delà une traduction souvent très lourde et les nombreuses répétitions d’un ouvrage mal composé, certains lecteurs poseront sans doute cette question : au terme de son parcours, l’auteur ne troque-t-il pas l’idéalisme des théoriciens de la justice pour celui des théoriciens de la démocratie, en prêtant trop peu d’attention aux conditions d’accès des individus à la discussion publique ? Pourtant, la puissance de ce livre est précisément que ces objections peuvent contribuer à affermir son argument sans le défaire. Il offre une voie plus réaliste que beaucoup d’autres pensées politiques pour faire, comme y invitait Pascal dans une formule célèbre, “que ce qui est juste soit fort” plutôt que “ce qui est fort soit juste “.


L’IDÉE DE JUSTICE (THE IDEA OF JUSTICE) d’Amartya Sen. Traduit de l’anglais par Paul Chemla avec la collaboration d’Eloi Laurent. Flammarion, 558 p., 25 €.Signalons également l’essai de Danielle Zwarthoed, Comprendre la pauvreté. John Rawls, Amartya Sen. PUF, “Philosophie”, 154 p., 12 €.

Laurent Jeanpierre

De l’économie à la politique
Né en Inde en 1933, Amartya Sen a enseigné dans de nombreuses universités en Inde, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il est actuellement professeur à Harvard. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur les causes de la famine, l’économie du bien-être et du développement et les mécanismes de la pauvreté. Egalement spécialiste des inégalités entre hommes et femmes, des inégalités face à la santé ou des inégalités de droits, il a contribué à l’invention de l’Indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement. Ses recherches se tournent depuis plusieurs années vers la philosophie sociale et politique. Comme l’ont montré notamment ses travaux sur le rôle de l’organisation de la distribution des produits agricoles dans la famine du Bengale, dont il fut le témoin en 1943, il relie de longue date les problèmes de justice économique et sociale aux questions d’ordre politique.

Article paru dans l’édition du 22.01.10
14/01/2010 à 00h00

Les injustices réparables selon Amartya Sen

Critique

Le Prix Nobel d’économie rend hommage au philosophe Rawls et le conteste

Par ROBERT MAGGIORI

«A la mémoire de John Rawls». Jamais exergue n’aura sonné aussi juste. En lui dédiant l’Idée de justice, Amartya Sen a voulu avant tout exprimer son amitié et son admiration pour le philosophe américain disparu en novembre 2002, dont il n’a pas cessé d’affirmer que la pensée était l’une des plus influentes du XXe siècle. Mais il y a plus. L’idée de justice se place elle-même, délibérément, en face du plus important ouvrage de Rawls, Théorie de la justice, et, pour une large part, en est la contestation radicale. Ce qui montre qu’en rendant hommage à celui qu’il critique, Sen, à qui le prix Nobel fut attribué pour avoir introduit la dimension éthique dans la recherche économique, met en pratique le comparatisme et le «pluralisme raisonné» dont il est le héraut, et donne une image de la discussion publique qui n’a rien à voir avec les batailles haineuses dans lesquelles vaincre compte davantage que convaincre et triompher de l’«ennemi» bien plus que faire triompher la position la plus proche de la vérité.

Théorie de la justice a été publié en 1971 (Seuil, 1987). Aucun ouvrage, si l’on en juge par le nombre de publications auxquelles il a donné lieu dans le monde, n’a eu sur la philosophie politique, l’éthique, le droit ou les sciences sociales, un impact égal au sien – à tel point que même les contradicteurs ont affirmé que tous ceux qui travaillent dans ces domaines devaient soit le faire «avec» Rawls, soit expliquer pourquoi ils ne le faisaient pas. L’idée de justice, synthèse de tous les travaux que Sen, économiste-philosophe, a présentés jusqu’ici, aura probablement dans les décennies à venir un retentissement similaire à celui que le texte rawlsien a eu depuis les années 70. Mis en vis-à-vis, les deux livres font comme un effet stéréophonique. Mais qu’on considère bien les titres : Théorie de la justice pour Rawls, l’Idée de justice pour Sen. Le premier évoque la recherche d’un ensemble de principes susceptibles de définir la justice sociale, alors que le second, plus réaliste, semble juste vouloir éclairer l’«idée» de justice, en déterminant les «types de raisonnements» qui doivent «intervenir dans l’évaluation de concepts éthiques et politiques tels que ceux de justice et d’injustice». En réalité, il y a aussi une «théorie» de la justice chez Sen, mais «au sens large» : le penseur indien cherche à savoir comment procéder, pratiquement, pour éliminer les «injustices réparables».

Si Sen met tant de soin à critiquer Rawls, c’est que leurs théories s’inscrivent dans des courants vraiment opposés. L’approche dominante dans la philosophie morale et politique contemporaine, qui est celle de Rawls, identifie des dispositifs institutionnels parfaitement justes, qui seraient justes pour toute société. Sen s’en démarque. Au lieu de spécifier ce qu’est «le juste» en soi, il cherche des critères permettant de «dire si une option est “moins injuste” qu’une autre», établit des comparaisons entre sociétés, et tente de «déterminer si tel changement social particulier» va dans le sens de la justice ou accroît l’injustice, en avançant des arguments dont il espère qu’ils peuvent «avoir quelque pertinence dans les discussions et décisions concernant des politiques et des programmes concrets», comme cela est déjà le cas pour «certains débats contemporains de la Cour suprême des Etats-Unis», concernant notamment l’opportunité d’infliger la peine de mort, même à majorité accomplie, pour des crimes commis par mineur. Ces deux façons d’envisager une théorie de la justice relèvent, l’une de l’«institutionnalisme transcendantal», l’autre de la «comparaison des situations réelles». Sen se rattache à cette dernière tradition, illustrée par Adam Smith, Condorcet, Jeremy Bentham, Mary Wollstonecraft, Marx ou John Stuart Mill, dont le souci «était d’éliminer certaines injustices du monde qu’ils avaient sous les yeux». Rawls, lui, suit la lignée de Hobbes, de Locke, de Rousseau, de Kant, qui se caractérise par la détermination «contractuelle» de principes destinés à servir dans une «société bien ordonnée» où chaque citoyen, être de raison, est supposé «agir avec justice». L’un des principes qu’il énonce se résume ainsi : on peut accepter que l’inégalité soit introduite si et seulement si le plus petit avantage accordé aux plus favorisés donne le plus grand avantage possible aux plus défavorisés.

Utilitarisme. Le propos de Rawls est sérieux. Mais il pose problème : il est possible «qu’on ne parvienne à aucun accord raisonné sur la nature de la “société juste”», et il peut se faire que des principes contradictoires soient également valables. Sen prend un exemple limpide. Il s’agit de décider qui des trois enfants, Anne, Bob et Carla doit recevoir la flûte qu’ils se disputent. Anne la revendique parce qu’elle est la seule à savoir en jouer, Bob parce qu’il est pauvre et n’a pas d’autre jouet, Carla parce qu’elle l’a fabriquée. L’égalitarisme économique, décidé à réduire les écarts de ressources, l’attribuerait à Bob. L’utilitarisme, voyant qu’elle pourrait en faire le meilleur usage et en tirerait le maximum de plaisir, la donnerait à Anne (ou peut-être à Bob, qui en aurait le plus grand «gain de bonheur»). Mais si on défend le «droit aux fruits de son travail», dans une perspective de droite (libertarienne) ou de gauche (marxiste), la flûte reviendrait à Carla.

Aucune de ces revendications n’est infondée, et chaque principe général qui la sous-tend vaut les deux autres. Aussi le chemin vers le «parfaitement juste» est-il impraticable. Sen note que ceux qui ont lutté pour les droits des femmes ou pour l’abolition de l’esclavage «ne se dépensaient pas dans l’illusion qu’abolir l’esclavage rendrait le monde parfaitement juste», mais constataient qu’une société esclavagiste (ou sexiste, ou raciste, etc.) est totalement injuste, qu’il fallait l’abolir au plus vite, sans pour cela rechercher un consensus sur les contours d’une société idéale. Avec l’Idée de justice, il va donc fournir des outils théoriques sur lesquels un consensus peut être élaboré dans le débat public, de sorte que, mis en pratique, ils puissent participer à l’élimination de dispositions, positions, faits ou situations outrageusement injustes, de la faim à la précarisation, de la non-scolarisation des enfants au non-accès à la santé.

Liberté réelle. Quels sont ces outils ? Difficile de les répertorier sans schématiser le livre. «Toute théorie de l’éthique et de la philosophie politique», écrit Sen, doit choisir une «base informationnelle», c’est-à-dire «décider sur quels aspects du monde se concentrer» pour mesurer la justice et l’injustice, mais aussi estimer «l’avantage global d’un individu», en prenant par exemple comme critère le bonheur (utilitarisme), le revenu, les ressources ou les «biens premiers» (Rawls). Celui que choisit Sen tient au concept de «capabilité», fondé sur la liberté réelle, grâce auquel l’économiste a par ailleurs radicalement transformé la mesure des indices de «pauvreté» (laquelle reçoit une définition «multidirectionnelle», n’étant plus seulement absence de ressources mais impossibilité plus ou moins grande de vivre selon ce qui nous paraît bon de faire ou d’être). Le concept est opératoire à plusieurs niveaux, tant celui des différences entre sociétés que des différences entre avantages individuels. Selon le professeur de Harvard, l’analyse de la justice, au lieu de se concentrer sur la nature des institutions, doit prêter attention à la vie que les personnes sont effectivement en mesure de mener. «L’avantage d’une personne, en termes de possibilités, est jugé inférieur à celui d’une autre si elle a moins de capabilité – moins de possibilités réelles – de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur», et moins de liberté à utiliser ses biens pour choisir en toute indépendance son propre mode de vie.

Débat public. Ce n’est là qu’une petite partie de l’Idée de justice. Le propos d’Amartya Sen inclut, entre mille autres choses, une réflexion sur la démocratie, vue, selon l’expression de John Stuart Mill, comme «gouvernement par la discussion», lequel requiert que le débat public soit pris au sérieux, et canalisé par des moyens d’information ou de communication libres et responsables. Il est soutenu par la même quête d’équité que celui de John Rawls auquel il s’oppose – mais affirme sans doute avec plus de force que le fait de ne pas pouvoir définir et encore moins réaliser une société juste, n’exclut pas qu’on fasse tout pour éliminer ce qui est manifestement injuste.

Il était une fois la Renaissance. Le siècle des humanistes

Best-sellers, petits juges et chasse aux sorcières

Par David Caviglioli

Ce n’est pas seulement au Moyen Age qu’on a envoyé les sorcières au bûcher, mais à la Renaissance, entre l’invention de l’imprimerie et celle de l’Etat moderne

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Le pays Basque a toujours posé problème. En janvier 1609, Pierre de Lancre, conseiller au parlement de Bordeaux, époux de la petite-nièce de Montaigne, reçoit une lettre de Paris. On lui explique qu’un petit seigneur du Béarn a vu son château réquisitionné par une meute de sorcières le temps d’un sabbat et qu’il a fini la soirée apeuré, persuadé que l’une d’elles lui suçait le sang. Voilà longtemps déjà, lui raconte-t-on, que les femmes du pays, notamment les veuves, deviennent folles à la nuit tombée, se lient à Satan et dansent avec des crapauds.

Lancre, l’homme du monde, se rend sur place. Il n’ignore rien de ce qui l’attend. Les sorcières font partie du paysage. Il a sûrement lu le « Malleus Maleficarum », le traité de démonologie écrit par deux dominicains allemands en 1487, premier livre de poche de l’histoire, réédité plusieurs dizaines de fois depuis. Comme beaucoup de gens de son rang, il a dû apprécier le « Discours des sorciers » d’Henry Boguet, dans lequel ce consciencieux légiste relate les procès de sorcières qu’il a menés dans le Jura, lui aussi voué au Diable et aux chats noirs. Boguet a tout d’un moderne: il déconseille les tortures inutiles et recommande d’étrangler les condamnés avant de les mettre au feu – sauf les loups-garous, « qu’il faut avoir bien soin de brûler vifs ». Il pense que les âmes de moins de 14 ans n’intéressent pas le Diable, bien qu’il ait eu affaire à la petite Louise Maillat, 8 ans, possédée par pas moins de cinq démons. Par ailleurs, Lancre sait sans doute qu’il reste environ deux millions de damnés à exterminer en Europe, chiffre avancé dans « De la démomanie des sorciers », l’ouvrage illuminé de Jean Bodin, le théoricien fondateur de l’Etat moderne et souverain. Enfin, il est conscient que le problème de la sorcellerie appelle des solutions radicales: un demi-siècle plus tôt à Toulouse, il aura fallu envoyer 400 personnes au bûcher ; en Lorraine, le terrible Nicolas Rémy a passé, en trente ans, entre deux et trois mille sorciers et sorcières par les flammes. Lui aussi écrivit son best-seller « humaniste » sur le sujet…

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Dagli Orti
Une sorcière de Patinir

Lors des procès qu’il commence à conduire, Pierre de Lancre se découvre une pointe de fascination pour les récits de ces sabbats, auxquels se rendent, paraît-il, des prêtres et des gens de bien. Les sorcières qu’il juge devinent son goût pour l’horrible, comprennent qu’il est un homme à séduire. C’est justement là qu’elles excellent. Certaines s’endorment pendant les audiences, puis se réveillent en clamant que Satan vient de les faire jouir. La plus hardie a 17 ans, on l’appelle la Murgui. Elle affiche ses penchants lesbiens, dénonce les femmes plus belles qu’elle, roule des hanches, multiplie les détails scabreux que son accent espagnol rend presque charmants. Le petit juge croit trop à Satan pour voir le Diable où il est vraiment. Il est sous le charme. La délation va bon train pendant les quatre mois de procès. Près de quatre-vingts sorcières sont brûlées vives. Bien entendu, Lancre en tire un livre.

Ces aimables magistrats-écrivains, de Rémy le Lorrain à Lancre le Bordelais, montrent deux obsessions. La première est sexuelle. Ils sentent que la débauche prospère dans les sabbats. Ils soupçonnent les paysans de s’y livrer aux joies de l’inceste et de l’adultère, désinhibés par la magie noire de païennes échevelées. L’aigreur de ces juges est toute masculine. Devant leurs tribunaux, huit fois sur dix, le mot « condamné » est à mettre au féminin. Pour eux, la sorcière renvoie non seulement à l’incarnation du Mal, mais aussi à bien pire: à la vérité même de la femme, qui s’obstine à être sujette au désir quand ils voudraient qu’elle n’en soit qu’objet.

Leur seconde obsession est politique. Les inquisiteurs savent que, depuis le XIIIe siècle, les sabbats dans lesquels des serfs à bout de nerfs défient les pouvoirs religieux et féodaux par des danses bestiales sont des foyers de révolte. Et ils veulent prouver que les tout jeunes tribunaux d’Etat pourraient réussir là où la justice épiscopale a échoué, éteindre ces voix discordantes venues d’on ne sait où. A travers la sorcière, ils s’attaquent aux figures de l’altérité, celles du Juif, du païen et du cabaliste. Dans ces grands bûchers européens, en plus des 50.000 personnes qui y trouvèrent la mort, disparut toute une tradition magique. La Renaissance ne pouvait pas supporter d’être prise de haut par des noctambules mystiques qui dansent avec des crapauds.

D. C.

A lire

« La Sorcière », par Jules Michelet, GF-Flammarion.

« Histoire de la sorcellerie », par Colette Arnould, Tallandier.

« Le Corps du Diable », par Esther Cohen, Léo Scheer.

Source : « Le Nouvel Observateur » du 23 décembre 2009

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LE MONDE | 28.08.09 | 16h36  •  Mis à jour le 28.08.09 | 16h36

l a 46 ans et a pris le pseudonyme de Samuel Corto pour publier un premier roman, Parquet flottant (Denoël, 190 p., 16 euros). Son héros, Etienne Lanos, est magistrat dans un tribunal de province. Confronté à une justice sclérosée et détournée de sa véritable fonction, il dresse un constat impitoyable de la situation.

A 46 ans, ce magistrat a démissionné de ses fonctions et a pris le pseudonyme de Samuel Corto pour publier son premier roman.

“Le Monde”

A 46 ans, ce magistrat a démissionné de ses fonctions et a pris le pseudonyme de Samuel Corto pour publier son premier roman.

Vous étiez avocat, vous êtes devenu magistrat. Pourquoi avoir quitté ces nouvelles fonctions ?

J’ai été avocat pendant plusieurs années. Ce métier, malgré toute l’imagerie dont il est chargé, souffre d’une insuffisance structurelle : on accompagne un client pendant des mois, on prépare son dossier, on le plaide, mais le point majeur du processus, c’est-à-dire celui de la décision, s’échappe vers le juge. Alors je suis devenu magistrat et j’ai renoncé. Pour écrire.

Votre livre est très dur pour la justice en France. Mais pourquoi un roman et pourquoi avoir pris un pseudonyme ?

Concernant le roman, nous savons tous que c’est un des lieux de la liberté et de l’imaginaire. Plus elle est fictionnelle, plus la réalité devient vraisemblable. Les autres voies, essais, pamphlets, témoignages s’épuisent dans leur esprit de sérieux. Le choix d’un pseudonyme découle de cette logique : c’est ludique et conforme à mon goût pour l’anonymat.

“Dans n’importe quel milieu adapté, les fous sont repérés et éliminés des champs de décision”, écrivez-vous. Pas dans la justice ?

Même sortie de son contexte, la formule reste d’abord littéraire. Pour autant, je persiste à penser que dans la magistrature, notamment au parquet, il n’y a pas de reconditionnement des incontrôlables. Les histoires fictives que j’ai racontées dépeignent un univers professionnel dépourvu de centre, composé d’individus mobiles, incapables d’imposer la moindre empreinte personnelle sur leur travail. La justice a alors l’air de fonctionner sur la surenchère statistique et la récompense des plus serviles. Elle reste, comme beaucoup d’autres lieux de la société maintenant, un paradis pour les obsessionnels.

Dans ce parquet de province où est votre héros, on ne semble pas encore arrivé au XXe siècle…

Je ne suis pas sûr que le fait que l’histoire se déroule en province change beaucoup de choses. Ce mode de fonctionnement d’une justice qui ne juge plus mais qui condamne m’apparaît plutôt général. Je suis trop peu informé pour savoir si l’institution a, dans sa mentalité, fondamentalement changé depuis le XIXe siècle. J’en doute. Simplement, le refus d’être une caisse enregistreuse de condamnations est probablement l’un des moteurs de ce roman : Etienne Lanos prend conscience qu’il ne pourra rien réformer de l’intérieur et il choisit finalement de s’amuser de son désenchantement.

Lanos voit la justice comme “une triste convention, nourrie (…) d’outils légaux inadaptés”. N’est-ce pas excessif ?

Parce qu’elle est romancée, une réalité deviendrait-elle soudainement excessive ? Mais votre question est légitime : le milieu judiciaire véhicule un propos d’impuissance sur les outils offerts par la loi, que tous les professionnels connaissent mais qui, émis depuis l’intérieur du système, est presque inaudible, incommunicable. Le roman, lui, délocalise ce propos et le met sur la table.

Votre narrateur estime qu’on a perdu “un pouvoir constitutif du parquet”, l’opportunité des poursuites…

L’article 41-1 du code de procédure pénale donne au parquet la possibilité de filtrer les affaires qui lui sont soumises. Aujourd’hui, il semble que la poursuite domine et que le classement sans suite soit devenu presque une anomalie. Tout ce qu’on classait naguère, par régulation, considérant que c’était de peu d’importance, des injures entre voisins par exemple, est poursuivi, car il faut alimenter la machine à communiquer. Beaucoup de citoyens simplement fautifs sont donc transformés en délinquants.

Mais n’est-ce pas parce que les Français deviennent très procéduriers ?

Peut-être, mais cela concerne la justice civile. Dans la justice pénale, c’est le parquet qui a le choix des poursuites. Dans ce roman, j’ai choisi la justice comme terrain de jeu parce que c’est un milieu que je connais un peu. Mais je pense que les constats désabusés de mon personnage sont tout à fait transposables dans d’autres secteurs de la société, par exemple dans un hôpital ou un ministère.

Ce qui m’est apparu en écrivant ce livre, c’est peut-être que la conception paternelle de l’Etat-providence a vécu. On dirait que les pouvoirs publics se sont mis à détester les êtres humains, considérés désormais comme des facteurs de coûts exorbitants – malades, justiciables, élèves…

Pour ceux qui continuent à rattacher la justice à son sens cardinal de vertu, cela peut être troublant. En contrepartie, il n’est pas interdit de penser qu’il y a là, au fond, une demande collective à être maltraité, à laquelle les pouvoirs publics ne font que répondre par opportunité.

Etienne Lanos dénonce aussi les abus de la comparution immédiate…

On ne supporte plus la lenteur, même celle de la réflexion. Le mode expéditif de la comparution immédiate est devenu une vitrine valorisante de la réponse pénale. Le discours officiel continue par ailleurs de prêcher la “justice de qualité” et “l’égalité des armes dans le procès”.

D’où vient ce désir d’afficher qu’on condamne beaucoup et vite ?

D’abord, je pense, de la communication politique. On rassure une population en évolution vers la peur. Le tout au coeur d’un espace médiatique qui s’en nourrit. Parallèlement, la victime est devenue le totem du fonctionnement judiciaire, presque son porte-parole, alors que la justice devrait, par fonction, tenter de mettre à distance la souffrance subjective.

La justice est-elle réformable ?

J’espère que personne n’attendait Etienne Lanos pour résoudre cette question ! En fait, il y a eu, avec ce roman, une coïncidence amusante : je l’ai écrit de mars à juin 2008. En juillet 2008, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt qui considère que le ministère public français n’est pas un organe judiciaire, faute d’indépendance à l’égard du pouvoir politique. Comme j’annonce, dans le livre, la mort programmée du ministère public, je me retrouve presque avec un roman d’anticipation… Tout cela pour dire que la réforme de la justice s’annonce désormais sur un mode explosif, voire révolutionnaire, car l’ambiguïté entre la soumission hiérarchique des magistrats du parquet et leur indépendance statutaire affichée provoque un sentiment schizophrénique insupportable pour beaucoup.

Votre roman évoque aussi l’affaire d’Outreau, avec sévérité…

Cyniquement, l’affaire d’Outreau aurait pu faire un bien considérable à la justice en révélant ses dysfonctionnements quotidiens : réquisitions systématiques de mandat de dépôt pour les ouvertures d’information, croyance absolue en la parole des enfants, fantasme du groupe organisé de pédophiles. Personne ne s’est révélé capable de mettre à distance ces visions hypnotiques, tant du côté des magistrats que des journalistes. La question centrale d’Outreau, c’est peut-être que les magistrats, en tout cas ceux du parquet, ne croient pas au contrôle judiciaire et restent fascinés, aujourd’hui encore, par la détention.

Vous estimez que la bureaucratie a envahi toute la société…

Oui, on est contrôlé pour savoir si on punit bien et si on ne pourrait pas punir plus encore.

Propos recueillis par Josyane Savigneau
Article paru dans l’édition du 29.08.09

Le gardien du gymnase a découvert le jeune militaire, Laurent Bureau, mort.       Heaulme et Gentil se retrouvent sur le banc des accusés en 1997. (p. lavergne et afp)
Le gardien du gymnase a découvert le jeune militaire, Laurent Bureau, mort. Heaulme et Gentil se retrouvent sur le banc des accusés en 1997. (p. lavergne et afp)
ENTRETIEN. Me Pierre Gonzalès de Gaspard, avocat de Francis Heaulme


Difficile d’imaginer un bâtiment aussi peu isolé. Pris dans l’angle droit formé par deux boulevards très passants, le gymnase du lycée Bertran-de-Born à Périgueux fait pratiquement face au groupement de gendarmerie de la Dordogne. Il est aussi situé à quelques dizaines de mètres de la caserne des pompiers et d’une aire ombragée réservée aux boulistes. Le soir du 8 mai 1986, le concours de l’Armistice réunissait plusieurs dizaines d’amateurs. Pourtant, personne n’a rien remarqué, à l’exception d’un couple ayant aperçu des inconnus s’agiter sur le trottoir, peu avant 23 heures.

Calvaire

C’est à ce moment-là qu’a dû débuter le calvaire de Laurent Bureau. Originaire de Compreignac en Haute-Vienne, le jeune homme de 19 ans avait été mis au train par son père à Limoges, vers 22 heures. Direction Périgueux où il effectuait son service militaire au 5e chasseurs. Il ne franchira jamais les portes de la caserne.

À la sortie de la gare, il s’était dirigé vers cette salle de sports, pensant assister à une compétition de sports de combat. Le 9 mai au matin, son cadavre dévêtu est découvert entre deux tapis, entourés d’une mare de sang et dressés sommairement dans un renfoncement. Il a été sauvagement frappé à la tête et son torse porte des traces de flagellation. Les cordelettes d’un caleçon entravent ses mains, une corde torsadée entoure son cou.

L’enquête confiée aux policiers du SRPJ de Bordeaux ne démarre pas sous les meilleurs auspices. On apprendra bien plus tard qu’une empreinte de pas n’a pas été relevée dans la salle laissée sans périmètre de protection. Quelques semaines plus tard, deux SDF ayant quitté Périgueux après le crime sont jetés en prison. Alain Demortier, une figure de la cloche périgourdine, accuse Jean-Louis Gouagout, un routard alcoolique au dernier degré, d’avoir frappé sous ses yeux Laurent Bureau a coups de barre de fer, avant de traîner son corps dans le gymnase.

Coup de théâtre

Même si aucune trace de frottements n’a été mise en évidence sur les habits de l’appelé, les enquêteurs sont alors persuadés de tenir les coupables. Hôte régulier des hôpitaux psychiatriques, Alain Demortier n’est pas à proprement parler le témoin idéal. Mais il a livré aux policiers une anecdote troublante. Ayant croisé ce soir-là le jeune appelé à proximité du gymnase, il lui a demandé s’il pouvait ramasser le mégot de la cigarette qu’il venait de jeter. Alain Demortier se rappelait qu’il s’agissait d’une Malboro. Or, c’est bien la marque qu’affectionnait la victime. Détail en apparence accablant, deux taches de sang relevées sur le pantalon de Jean Louis-Gouagout sont du même groupe, B +, que celui de la victime.

Pourtant, dix-sept mois plus tard, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux remet Jean-Louis Gouagout en liberté. Entre-temps, Alain Demortier s’est rétracté, le médecin légiste a mis en doute la réalité des coups portés à l’aide d’une barre de fer et Jean-Louis Gouagout, sevré par la force des choses derrière les barreaux, clame son innocence avec conviction. Subsistent bien sûr les deux taches de sang. Mais est-ce une preuve irréfutable alors que le groupe B + est celui de 10 % de la population française ?

Mensonge

Encalminée, l’enquête rebondit lors de l’été 1988, à La Motte-du-Caire, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Un marginal, Didier Gentil, a avoué le meurtre de la petite Céline, une fillette de 7 ans retrouvée violée sous un amas de branchages. Stupéfaction en Dordogne où les policiers s’aperçoivent alors qu’il effectuait son service militaire à Périgueux au même moment que Laurent Bureau. Le lendemain du crime, il avait même été contrôlé par une patrouille de gardiens de la paix alors qu’il était dissimulé derrière un buisson, à proximité du gymnase.

À l’époque, les enquêteurs s’étaient contentés d’adresser un questionnaire aux appelés du 5e chasseurs, en leur demandant de détailler leur emploi du temps. Didier Gentil avait répondu qu’il était parti en permission. C’était un mensonge. D’astreinte à la caserne, il avait quartier libre à partir de 18 heures. De nombreuses similitudes rapprochaient les assassinats de Périgueux et La Motte-du-Caire : utilisation de cordelettes, enfoncement de la boîte crânienne, corps dénudés… Mais ils n’étaient pas suffisants pour mettre en examen Didier Gentil, qui se dira toujours étranger au martyre de Laurent Bureau.

Heaulme démasqué

La police judiciaire désaissie au profit de la section recherches de la gendarmerie de Bordeaux, rien ne se passe jusqu’au 9 janvier 1992. Ce jour-là, Jean François Abgrall, un gendarme breton, interpelle Francis Heaulme en Alsace. Depuis trois ans, le sous-officier traquait avec une rare ténacité le meurtrier d’une aide-soignante poignardée sur une plage brestoise. Entre le militaire et le routard, alors âgé de 33 ans, se noue une étonnante complicité qui, des années plus tard, fera l’objet d’un téléfilm à succès.

Méthodique, Jean-François Ab-grall reconstitue l’itinéraire du routard entre 1984 et 1992. En croisant ce périple chaotique avec les données relatives aux affaires non élucidées stockées dans l’ordinateur central de la gendarmerie à Rosny-sous Bois, une dizaine de crimes apparaissent en filigrane. Dont celui du gymnase. À cette époque-là, Francis Heaulme avait posé son baluchon dans la préfecture périgourdine. La trace de son passage est retrouvée au foyer des jeunes travailleurs ?

Doté d’une mémoire phénoménale, le sérial killer se souvient du billet de 100 francs dérobé dans le portefeuille de Laurent Bureau, billet que son père confirmera lui avoir donné avant son départ. Il se souvient aussi des surnoms des SDF qui squattent le petit parc jouxtant le gymnase : « “le Barbu”, “l’Allemand”, “le Turc”, “la Femme au chien”… » Sur photo, il reconnaît « L’Arabe » et Didier Gentil et les désigne comme les tueurs.

« Le Barbu » confirme

Plus tard, Francis Heaulme se décrira comme le simple spectateur d’un drame qu’il a tenté d’empêcher. Mais la première fois où il raconte cette soirée sanglante, il avoue avoir aidé les deux hommes à entraîner Laurent Bureau dans le gymnase dont la porte fermait mal. L’Arabe lui aurait lié les mains avant que Didier Gentil ne l’achève d’un coup d’extincteur.

Les gendarmes mettront plusieurs mois avant de localiser ces marginaux. Certains, comme l’Arabe, sont morts ; d’autres, à la santé très dégradée, ne sont plus en état d’ être entendus.

En revanche, les facultés de Pierre Nancy, alias le Barbu, ne sont pas altérées. Repéré en avril 1993 dans une prison de l’est de la France, ce vagabond a gardé en mémoire l’accrochage entre « Didier Gentil et un jeune homme aux cheveux courts ». À qui il a donné un coup de tête. Après avoir tenté de s’interposer, il dit avoir quitté le parc avec une partie de la bande, laissant Laurent Bureau seul en compagnie de Didier Gentil, l’Arabe et Francis Heaulme.

« Deux tueurs psychopathes devant leurs juges », titre « Le Parisien » le 1er avril 1997, au moment où s’ouvre le procès de Didier Gentil et Francis Heaulme devant les assises de la Dordogne. L’issue ne semble faire aucun doute. Cinq jours plus tard, les deux accusés sont pourtant acquittés sous les lazzis du public.

En l’absence d’élément matériel et de preuve irréfutable, le dossier reposait sur les déclarations de Francis Heaulme. Mais à l’inverse du gendarme Abgrall, les jurés ne disposaient pas du décodeur pour les comprendre. Le tueur en série a fourni un luxe de détails attestant sa présence ce soir-là. Mais que d’incohérences et d’erreurs dans les propos de cet être fruste et déroutant. Pouvait-on condamner Didier Gentil sur le récit d’un homme qui affirme avoir « donné des coups de poing involontaires » à la victime et lui avoir « lié les mains pour éviter qu’on ne s’acharne sur elle » ?

« Ce serial killer est un sacré cinglé ! » s’exclamera Me Henri Juramy, l’avocat de Didier Gentil. Un jugement que fera finalement sien le jury, sachant que les deux hommes, déjà condamnés à perpétuité pour d’autres crimes, ne recouvreraient pas la liberté. La cour d’assises de la Dordogne, que présidait Irène Carbonnier, est la seule à avoir acquitté le tueur en série. Vingt-trois ans après le crime, on ne sait donc toujours pas qui a tué Laurent Bureau.

Le 8 mai 1986, un jeune militaire était sauvagement assassiné dans un gymnase du centre-ville de Périgueux. Accusés de ce crime, le tueur en série Francis Heaulme et Didier Gentil ont été acquittés

« Sud Ouest Dimanche ».

Quel souvenir gardez-vous de ce procès ?

Me Pierre Gonzalès de Gaspard. Ce fut le procès d’une affaire lamentable. Laurent Bureau a perdu la vie parce qu’il a refusé une cigarette ou un peu d’argent à l’un des marginaux qui se trouvait dans le parc proche du gymnase.

Ensuite, cela a dégénéré. Laurent Bureau s’était dirigé vers le gymnase, croyant qu’il y avait une compétition de sports de combat. Or celle-ci avait été annulée.

Au risque de choquer, je dirais que le premier coupable c’est le destin qui a mis en présence ces quatre personnes dans des circonstances navrantes.

L’acquittement de Francis Heaulme était-il pleinement justifié ?

Totalement. J’ai défendu Francis Heaulme lors de tous ses procès. Il est atteint du syndrome de Klinefelter, une anomalie génétique à l’origine de la petite taille de ses testicules. Ceux qui en souffrent développent des pulsions agressives souvent incontrôlables.

En pleine crise, Francis Heaulme tue à l’aide d’un couteau dont le bout est le plus souvent cassé. Le mode opératoire utilisé à Périgueux n’était pas le sien.

Laurent Bureau a été frappé avec un extincteur. Ce n’est pas la signature de Francis Heaulme. Il était normal qu’il soit acquitté.

Et Didier Gentil ?

Si j’avais été juré, je ne l’aurais pas condamné. Ce dossier était un méli-mélo incroyable.

À l’extérieur du gymnase, on savait ce qui s’était passé, on savait qu’il y avait eu un accrochage.

À l’intérieur, c’était le brouillard. Didier Gentil nie, le second SDF est mort. Restent les déclarations de Francis Heaulme. Il accuse Gentil, mais honnêtement, il faut reconnaître qu’il n’y avait pas dans le dossier de preuves contre Gentil.

Manifestement, il y avait place pour le doute. La présidente Irène Carbonnier et les jurés ont considéré qu’il devait jouer au bénéfice des accusés. C’est tout à leur honneur.

Immédiatement après l’acquittement, on a senti comme une certaine gêne sur les bancs de la défense ?

Je plaide l’acquittement, on me le donne. Je ne l’attendais pas forcément. Et pour être tout à fait franc, l’un de mes collaborateurs n’a pu masquer un certain étonnement. Mais je n’avais aucune gêne.

Je ne regrette rien. La décision est logique et, si elle est logique, elle est juste.

Recueilli par D. R.

Il est un peu plus de minuit, le délibéré s’est prolongé pendant cinq heures. Les jurés arrivent un par un. Le premier a du mal à maîtriser ses nerfs. Il s’assoit et enfonce violemment un vêtement dans le sac en plastique posé à ses pieds. Les visages sont d’une rare pâleur. Une rangée de CRS refoule le public qui n’a pas trouvé place sur les gradins. Dans un silence de cathédrale, la présidente Irène Carbonnier annonce qu’il a été répondu non aux questions relatives à la culpabilité. Francis Heaulme, qui a pourtant reconnu avoir porté des coups à Laurent Bureau et lui avoir attaché les mains, n’a pas été considéré comme un coauteur du crime.

Le moment de stupeur passé, la salle explose. « Vous avez des enfants et vous allez bien dormir », hurle une femme à l’attention des jurés. Le père de Laurent Bureau reste figé, le regard lourdement fixé sur Didier Gentil. Dans l’un des couloirs qui longe la salle, l’atmosphère est délétère entre les jurés. Plusieurs d’entre eux attendent de pied ferme certains de leurs collègues qui se sont prononcés en faveur de l’acquittement. Apeurés, ces derniers quittent le palais sous protection policière.

Neuf jurés et trois magistrats ont pris part au vote. Huit voix sont nécessaires pour retenir la culpabilité d’un accusé. Cinq des membres du jury au minimum se sont donc opposés à la condamnation. Le secret du délibéré s’impose à tous. Mais certains en ont vraiment trop gros sur le coeur. « On a été manipulés », fulmine l’un d’entre eux en balançant un coup de poing dans une cabine téléphonique. Quelques jours plus tard, deux jurés déposeront une gerbe de fleurs sur la tombe de Laurent Bureau en Haute-Vienne.

Au sein de la cour d’appel de Bordeaux, l’acquittement suscite le malaise. Fait rarissime, les parents du jeune militaire seront même reçus par le procureur général Henri Desclaux et le président Vigneron.

Poussés par la population de leur village, les époux Bureau lancent une pétition. Un an plus tard, ils seront auditionnés à l’Assemblée nationale par la commisison des lois. Ils n’obtiendront pas la réouverture du dossier. Mais, ajouté à d’autres, leur témoignage entraînera une révision de la loi. Il est désormais possible de faire appel des verdicts des cours d’assise. Les accusés ont obtenu ce droit en 2000, le parquet en 2002. D. R.

La nuit où le tueur en série a été acquitté

Le nouveau “J’accuse” de John Grisham

Auteur: Philippe Lemaire Permalien

Grisham.jpgQuel John Grisham connaît-on le mieux ? Forcément l’ancien avocat, inventeur d’un genre littéraire, le “thriller juridique”, développé avec une précision maniaque et le souci d’être lu par tous. D’autant que sa renommée a bénéficié des adaptations à l’écran de huit de ses livres (et bientôt neuf avec “L’Infiltré”, interprété par Shia Labeouf).

Sans doute est-on moins familier du romancier de l’Amérique profonde qui, loin des coulisses de procès et des mécaniques à suspense, livre des tranches de vie où il est question de justice, de solidarité, de racisme… En tournant le dos aux classements des best-sellers pour nous livrer “Le dernier match” ou “Le dernier juré”, l’ancien élu démocrate du Mississippi a montré qu’il ne sacrifiait pas ses idées à son considérable succès.

Mais peut-être existe-t-il un Grisham moins connu encore, scénariste celui-là, et un peu activiste…

Le “Times” de Londres nous apprend en effet que le romancier américain travaille à l’écriture d’un film – une nouveauté pour lui – dénonçant une erreur judiciaire. Ce thème, visiblement, l’obsède. Il y a trois ans, déjà, il avait publié un livre d’enquête, “L’Accusé”, où il retracait l’histoire vraie du premier Américain innocenté grâce aux analyses ADN, dans les années 1980. Cette fois, l’affaire est plus récente. L’absence de toute trace d’ADN n’a pas empêché la justice d’envoyer quatre marins en prison pour le viol et le meurtre d’une jeune femme de 18 ans, commis en 1997 sur la base navale de Norfolk (Virginie). Grisham veut dénoncer ce vice du système judiciaire américain que les séries télé nous ont fait découvrir: la toute-puissance de l’aveu dès lors qu’un suspect “coopère” avec la justice.

Grisham ne fait pas que poser des questions. Il fouille les dossiers et remue des faits troublants. Comme les conditions dans lesquelles ces hommes ont avoué leur crime… L’absence d’aveux enregistrés… Les quatre versions qui ne concordaient pas… La débilité légère d’un des accusés, décrit comme “incapable de nouer ses lacets et de mâcher un chewing gum en même temps”… Il rappelle surtout qu’un violeur condamné dans une autre affaire s’est également accusé, que son sang et son ADN correspondaient, et que rien, pourtant, n’a été fait pour réviser le procès des “quatre de Norfolk”.

Ce n’est pas gagné. John Grisham s’attaque à une suite de sommets vertigineux. La conviction des parents de la victime. L’intransigeance de l’accusation, qui hurle sur la “mafia du pardon” dès qu’on conteste ses arguments. Et puis cet exercice nouveau pour lui qu’est le scénario. Mais moi, je choisis d’y croire. Parce qu’avec ses 250 millions de livres vendus dans le monde, cet écrivain d’une discrétion rare – louable dans un milieu gagné par la folie de la promotion – est resté un homme de parole et de conviction.

Il y a deux ans, au terme d’une interview par téléphone, décrochée après un long circuit d’e-mails balisé par ses agents, je lui avais confié que j’espérais le rencontrer un jour en France. Une bouteille à la mer ? Jusqu’au coup de fil reçu quelques semaine plus tard sur mon portable : “John Grisham à l’appareil, je suis là pour quelques jours, ca vous dit de prendre un café ?” L’heure passée en tête à tête m’a fait mieux découvrir ce gentleman du Sud au regard clair, habillé un peu chic, qui accompagnait sa fille pour l’inscrire dans une fac parisienne et lui trouver un toit au Quartier Latin. Pas de notes ni de magnétophone pour brouiller notre échange. Juste une discussion détendue, où mon hôte a enchaîné questions et confidences sur la politique et le sport, ses grandes passions. Un superbe souvenir. Peut-être qu’un jour, tout de même, je m’offrirai une séance d’hypnose pour fouiller ma mémoire et raconter ça en détails.

Ses dernières parutions en France : “L’infiltré” (éditions Robert Laffont, 400 pages, 21€), “L’Accusé” (éd. Pocket, 448 pages, 7,80€)

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http://www.courrier-picard.fr/var/plain_site/storage/images/loisirs/livres/le-livre-de-la-semaine-les-grandes-enigmes-de-la-justice-d-emmanuel-pierrat/1426795-1-fre-FR/Le-livre-de-la-semaine-Les-grandes-enigmes-de-la-justice-d-Emmanuel-Pierrat_reference.jpg‘Les Grandes Enigmes de la justice’

Paul Wermus, 6 juillet 2009

C’est parce qu’il est insomniaque qu’Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris, arrive à publier deux ou trois livres par an.

Après Brèves de prétoires et Antimanuel de droit, voici qu’il s’est attelé aux grandes énigmes de la justice, et dans ce domaine il n’a que l’embarras du choix. Dominici a-t-il couvert un de ses fils ? Omar Raddad est-il innocent ou coupable ? Seznec doit-il être réhabilité ? Autant d’énigmes que la justice n’a su résoudre de façon satisfaisante.

Déjà jugées, ces affaires criminelles n’en continuent pas moins de défrayer la chronique, de Marie Besnard, la « bonne dame de Loudun », à Pierre Goldman (le frère de Jean-Jacques) en passant par Agnès Le Roux, l’héritière du Casino de la Méditerranée, le petit Grégory, Patrick Dils, jugé à trois reprises…

A chaque fois, après une enquête policière plus ou moins bâclée, l’attitude des accusés a abouti à des verdicts qui souffrent souvent de théories contraires. Au final, la justice a tranché en faveur d’une thèse, sans toutefois parvenir à dissiper le doute. C’est pourquoi tous ces procès méritent, à défaut d’être recommencés, d’être racontés : coups de théâtre, preuves douteuses, acharnement policier, délit de sale gueule, lynchage médiatique, effets de manches sont au rendez-vous de ces dossiers criminels sur lesquels toute la lumière n’a pas encore été faite.

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http://www.laprocure.com/cache/couvertures/9782020962360.jpgProcès historiques

Par Jérôme Dupuis, 06/07/2009

Barbie, Touvier, Papon : en une décennie, entre 1987 et 1998, la France aura connu trois procès exceptionnels pour crime contre l’humanité. L’avocat Michel Zaoui, qui plaida aux trois, tire aujourd’hui les enseignements de cette justice ordinaire bousculée par la violence de l’Histoire. Dans un ouvrage alerte, malgré la gravité du sujet, il alterne analyses juridiques – le fameux débat sur l’imprescriptibilité – et portraits des protagonistes – du fougueux Arno Klarsfeld au cassant Vergès, en passant par les parents de victimes désorientés. Une certaine humanité émane de ces pages, grâce à la dessinatrice d’audience Noëlle Herrenschmidt, qui sait parfaitement croquer la raideur de Maurice Papon ou l’architecture anonyme d’un palais de justice. Et l’on est convaincu avec Michel Zaoui, en refermant ce livre, que ces trois procès n’en font qu’un dans la difficile bataille que la France livre à son passé.

Critique du Monde

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Avec l’avocat général J-C Kross: dans les coulisses de la justice

9782756402062kross.jpg

Jean-Claude Kross est avocat général à la section antiterroriste de la Cour d’appel  de Paris. C’est lui qui, avec son collègue Christophe Teissier, a requis, fin mars, la prison à perpétuité assortie d’une peine de 22 ans de sûreté à l’encontre d’Yvan Colonna, l’assassin présumé du préfet Claude Erignac. Dans un livre de souvenirs, « Mes convictions intimes » (Editions Pygmalion), ce fils d’un couple de juifs ashkénazes longtemps resté apatride en France, raconte les circonstances qui l’ont amené à devenir avocat, puis magistrat, ainsi que ses joies et ses peines dans l’exercice de la justice. Jean-Claude Kross répondra à vos questions, en forum, demain, de 15 à 16 heures. Interviewe :

Le Nouvel observateur.Dans votre livre, vous écrivez  que vous ne transigez jamais sur la certitude de porter une accusation à laquelle vous croyez. La semaine dernière, le sénateur Jean Faure, accusé de viol sur mineure, a été acquitté alors que vous aviez requis 6 à 7 ans de prison contre lui. Vivez-vous ce verdict comme un échec ?

Jean-Claude Kross. – Cet affaire venant tout juste d’être jugée, je ne peux pas émettre d’opinion particulière. Ce verdict fait partie du débat judiciaire basé sur l’opposition entre les arguments de l’accusation et les arguments de la défense. Devant une Cour d’assises, la défense plaide l’acquittement, l’accusation plaide la condamnation. La Cour arbitre. Soit le parquet à la possibilité d’interjeter appel, soit il ne le fait pas. C’est le jeu normal de l’Institution judiciaire. Il ne faut surtout pas, dans ce métier, avoir des réactions d’ego.  Pour moi, la décision souveraine des jurés, même contraire à l’avis de l’accusation, ne doit pas être vécue comme un échec dans un esprit revanchard. Certes, je préfère que la Cour me dise : vous avez raison plutôt que vous avez tord. Mais dans les affaires où il y a opposition entre deux convictions, entre deux démonstrations, il faut s’attendre à ce que l’une des deux triomphe. C’est le processus du débat contradictoire.

NO. –  Quel est le rôle que vous avez préféré exercer dans votre carrière, celui d’avocat, celui de juge aux affaires familiales, celui de juge d’instruction ou bien celui d’avocat général?

J-C Kross. – En tout premier lieu, celui de juge d’instruction, malgré que chacune des fonctions que j’ai exercées avait des côtés attachants et passionnants. Mais pour moi, l’instruction, l’enquête pénale, est fantastique à vivre. C’est un travail collectif d’analyse, de synthèse, un travail aussi d’interrogatoires. C’est comme un jeu d’échecs. On met en place une stratégie qui s’avère bonne ou mauvaise. On arrive à démontrer ou à ne pas démontrer. La stimulation intellectuelle est permanente. Surtout quand on travaille avec des services de police particulièrement intelligents et compétents. Lorsqu’il y a entre la police ou la gendarmerie et le juge d’instruction, une estime réciproque et le désir de bien travailler ensemble, cette fonction est vraiment enthousiasmante. Ce qui peut être le plus frustrant pour le magistrat, à chaque fois, aussi bien au parquet qu’à l’instruction, c’est de ne pouvoir prendre de décision véritable in fine. Et cela dans les deux sens. Que ce soit pour démontrer la probabilité d’une culpabilité ou, si quelque chose pèse sur quelqu’un, d’acquérir la certitude de son innocence en évitant ainsi l’erreur judiciaire.

NO. – Que s’est-il passé au procès d’Yvan Colonna? Pourquoi sa condamnation a-t-elle été assortie, contrairement au jugement en première instance, d’une peine de 22 ans de sûreté ? Pour le punir d’avoir, avec ses avocats, tenté de déstabiliser la Cour spéciale de Paris ?

J-C Kross. – Cette affaire fait actuellement l’objet d’un pourvoi en cassation, je m’interdis donc de me prononcer sur la décision et sur ses conséquences. Mais à partir du moment où il s’agit de la mort d’un préfet, d’un haut fonctionnaire de l’Etat, abattu dans les circonstances que tout le monde connaît, la logique même voulait que pour cet acte gravissime la peine la plus lourde soit requise. On ne peut croire un instant qu’Yvan Colonna ait été puni pour son attitude. Cela irait à l’encontre de toute probité, de toute dignité inhérente à la fonction de magistrat. Nous ne devons avoir qu’un seul maître : le dossier. Il nous appartient d’avoir toujours le recul suffisant, le recul nécessaire. La justice, du côté des professionnels qui requièrent ou qui jugent, doit exclure toute passion. La seule question que doit se poser un professionnel est : qu’y a-t-il dans le dossier ? En tant qu’accusateur je me base sur mon raisonnement. Je requiers et la Cour décide. Là encore, c’est l’expression normale de l’Institution.

NO.– A ce propos, vous écrivez qu’il y a une telle méconnaissance du Droit et de l’Institution judicaire, de la part du citoyen, que toute décision devient l’objet d’une critique agressive et souvent injuste. Comment en t-on arrivé là ?

J-C Kross. – Je pense que le fonctionnement de la justice, comme le travail fait par les magistrats et par les avocats, est par trop méconnu. Lorsqu’ils voient la justice de l’intérieur, les citoyens qui participent à son œuvre, notamment les jurés, ou les assesseurs des tribunaux pour enfants et des tribunaux des affaires de sécurité sociale, tous issus de la société civile, ont une vision très positive du juge et du système judiciaire car ils se rendent compte de la difficulté et du sérieux du travail effectué et cela en dépit de l’insuffisance des moyens accordés. Et en définitif ils sont souvent assez élogieux. Cela démontre qu’il appartient à la justice de s’ouvrir vers le citoyen, d’être plus transparente, et ne pas hésiter à faire œuvre de pédagogie notamment en recevant des classes de collèges et de lycées dont les élèves sont des citoyens à venir. J’ai toujours pensé qu’il fallait faire un effort énorme d’éducation nationale. Je crois beaucoup à une telle mission. Au partenariat justice, police, Education nationale, qui existe, par exemple, en Seine-Saint-Denis.

NO.- Vous avez parlé de votre bonheur d’avoir été juge d’instruction. Que pensez-vous de la suppression annoncée de cette fonction ?

J-C Kross. – J’ai été président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), et à ce titre, je suis donc très sensible à ce sujet… Tout en étant réaliste. Car si l’on fait le bilan de l’instruction, il vrai que celle-ci ne représente plus que 4% des affaires, que la plus-value apportée n’est pas toujours ce qu’on en attend, et qu’il y a parfois des dérapages. Mais on ne supprime pas l’anesthésie parce qu’il y a eu un accident anesthésique. Je crois que la fonction même du juge d’instruction a le mérite de maintenir le principe de l’indépendance des magistrats du siège et qu’il faut s’attacher à la qualité des hommes choisis pour cette fonction. La suppression du juge d’instruction m’inquiète au niveau de tout ce qui est lutte contre le terrorisme, contre la grande criminalité organisée, et bien sûr, en matière d’affaires politico- financières. Je me pose la question de savoir si, après tout, on ne peut pas aboutir à une sorte de compromis qui serait le maintien au niveau national, pour ce type de dossiers, d’un corps de magistrats spécialisés dans l’instruction, comme c’est le cas actuellement pour le terrorisme. Je pense par ailleurs qu’il n’est pas souhaitable que le parquet soit indépendant parce que cela aurait pour conséquence de créer des suzerains locaux en matière de politique pénale. Il est normal que ce soit le gouvernement qui assure une politique pénale cohérente sur l’ensemble du territoire. Je ne suis pas choqué que des instructions soient données par la Chancellerie. A condition toutefois de ne pas mélanger instructions et pressions. Ce qui est important, là encore, c’est la transparence.

(Propos recueillis par Sylvie Véran)

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Rituel judiciaire et procès pénal

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Rituel judiciaire et procès pénal

Prix de thèse de l’Université Montpellier I
Tome 46
François Desprez
Editeur : L.G.D.J.
Collection : Thèses
Bibliothèque de sciences criminelles
ISBN : 978-2-275-03439-3
588 pages – Parution : 06/2009

Présentation par l’éditeur
Le procès est soumis à un formalisme dual. Ainsi s’adjoignent aux règles de procédure, qui sont une application des principes directeurs du procès permettant une bonne administration de la justice, des rites qui constituent le vecteur du sacré judiciaire résidant dans une volonté d’atteindre un idéal de justice. Le rituel, s’il est inhérent à l’institution judiciaire, dispose d’une valeur prépondérante dans le domaine pénal, notamment lors de l’audience d’assises. Il permet la représentation des vertus véhiculées par l’institution et constitue le socle du débat contradictoire. Cependant, le rituel judiciaire ne dispose plus désormais de l’importance qui était la sienne par le passé. Il est tout d’abord affecté par une justice managériale privilégiant l’efficacité au détriment de la symbolique et développant une justice qui contourne l’audience traditionnelle, espace principal d’expression du rituel. La justice, particulièrement en matière pénale, connaît ensuite un mouvement de fond consistant en une mise en valeur accrue des principes directeurs du procès au détriment du sacré judiciaire ; davantage que les rites, ce sont les règles de procédure qui sont privilégiées. Alors que le formalisme ritualisé s’applique principalement à la phase d’audience, le formalisme procédural s’attache au procès pénal dans une acception élargie. En outre, ce mouvement dépasse le cadre du procès pour trouver une application quant à la légitimité du juge et à l’autorité de chose jugée.

Préface de Didier Thomas.

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Prix de thèse de l’Université Montpellier I
Tome 46
François Desprez
Editeur : L.G.D.J.
Collection : Thèses
Bibliothèque de sciences criminelles
ISBN : 978-2-275-03439-3
588 pages – Parution : 06/2009

Thème : Droit > Droit privé > Droit pénal & procédure pénale > Procédure pénale

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Présentation par l’éditeur
Le procès est soumis à un formalisme dual. Ainsi s’adjoignent aux règles de procédure, qui sont une application des principes directeurs du procès permettant une bonne administration de la justice, des rites qui constituent le vecteur du sacré judiciaire résidant dans une volonté d’atteindre un idéal de justice. Le rituel, s’il est inhérent à l’institution judiciaire, dispose d’une valeur prépondérante dans le domaine pénal, notamment lors de l’audience d’assises. Il permet la représentation des vertus véhiculées par l’institution et constitue le socle du débat contradictoire. Cependant, le rituel judiciaire ne dispose plus désormais de l’importance qui était la sienne par le passé. Il est tout d’abord affecté par une justice managériale privilégiant l’efficacité au détriment de la symbolique et développant une justice qui contourne l’audience traditionnelle, espace principal d’expression du rituel. La justice, particulièrement en matière pénale, connaît ensuite un mouvement de fond consistant en une mise en valeur accrue des principes directeurs du procès au détriment du sacré judiciaire ; davantage que les rites, ce sont les règles de procédure qui sont privilégiées. Alors que le formalisme ritualisé s’applique principalement à la phase d’audience, le formalisme procédural s’attache au procès pénal dans une acception élargie. En outre, ce mouvement dépasse le cadre du procès pour trouver une application quant à la légitimité du juge et à l’autorité de chose jugée.

Préface de Didier Thomas.

LE MONDE | 23.05.09 |

u cours de la même année 1857, la sixième chambre criminelle du tribunal correctionnel de Paris est le théâtre de deux procès retentissants : celui intenté à Gustave Flaubert pour Madame Bovary, en janvier, et à Charles Baudelaire, en août, pour Les Fleurs du mal. Les deux auteurs comparaissent pour “outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs”. A chaque fois, l’accusation est représentée par le terrible procureur Ernest Pinard, qui ajoutera un peu plus tard Eugène Sue à son tableau de chasse.

Librio reproduit ces deux procès passionnants en livrant les pièces du dossier (réquisitoire, plaidoiries de défense, jugement) et en les resituant dans le contexte de l’époque. Ils sont accompagnés d’une présentation de l’oeuvre incriminée et d’une biographie de leur auteur. De nombreux extraits de correspondances dans lesquelles chacun d’entre eux évoque son affaire et témoigne de son inquiétude face au risque de censure, ajoutent à l’intérêt de ces recueils.


Librio, 94 p., 3 €, chacun.

Pascale Robert-Diard
Article paru dans l’édition du 24.05.09

Isabelle Horlans, le mardi 2 juin 2009 à 04:00

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Avocat pendant dix ans, puis magistrat, l’étonnant M. Kross se distingue par sa droiture et son humanité. Président de chambre correctionnelle, il a jugé « les écoutes de l’Elysée », les Français de Guantanamo, les filières afghanes, le chef du GIA, Rachid Ramda. Dans Mes convictions intimes, écrit avec le journaliste Dominique Paganelli, il raconte son parcours atypique de fils d’immigrés juifs ukrainiens, sa vie déchirée de blessures, son métier passionnant. Pour France-Soir, il revient sur l’épreuve que fut le procès Colonna, les menaces dont il fut la cible, et nous apprend que le parquet de Paris engage des poursuites contre l’avocat Antoine Sollacaro, qui avait notamment traité la cour de « junte birmane ». Jean-Claude Kross nous dit aussi sa certitude : « Le berger corse a assassiné le préfet Erignac. »

Vous semblez avoir souffert d’être né fils d’étrangers naturalisés français, immigrés juifs ukrainiens. Pourquoi ?
La souffrance ne se situe pas dans les origines mais dans l’impossibilité d’avoir pu communiquer avec mes parents, de ne pas avoir connu leur parcours à cause de leur réticence à se raconter. Cela m’a coupé de mes racines. Mon père est né en 1898 : cette génération ne confiait pas ses états d’âme à ses enfants. Ce livre, je l’ai voulu pour que ma fille et ses enfants n’oublient pas d’où ils viennent. Je ne voudrais pas qu’ils aient un jour des propos malveillants envers les étrangers.

On a l’impression que, enfant, vous ne vous sentiez ni totalement français ni vraiment juif. Pas de bar-mitsva, pas de lecture de la Torah, cela vous a manqué ?
Oui. C’est d’ailleurs moi qui ai fait la démarche d’aller vers la religion à l’âge de 16 ans, pour avoir des racines. Mais j’ai été élevé dans l’amour de la France. Pour mes parents, être un bon Français impliquait de ne pas se distinguer, d’être discret, réservé, de ne pas critiquer la France.

Les blessures affleurent dans votre livre. Etes-vous finalement devenu celui que souhaitait votre père, jamais content de vous ?
Non. Il n’a pas vu mon évolution. Avant de quitter physiquement ce monde, il y était devenu indifférent. Nous n’avons jamais pu rattraper les choses.

Avec votre fils Samuel, décédé de la mucoviscidose à l’âge de 15 ans et demi, il en fut tout autrement. Vous étiez si proches que vous avez abandonné la carrière d’avocat pour lui consacrer du temps…
Ce fut le tournant fondamental de notre vie. La maladie nous a fait plonger, mon épouse et moi, dans un univers extrêmement difficile, elle a changé nos vies. On s’était dit : il faut tout tenter pour que Samuel aille le plus loin possible, on avait l’espoir que la science trouve un remède. Il est mort en 1994 et, aujourd’hui, la mucoviscidose tue toujours.

Vous évoquez les relations entre avocats et magistrats, professions que vous avez exercées. Vous regrettez l’époque où l’on traitait « à la loyale ». Ce n’est plus le cas ?
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que les jeunes pénalistes veulent se faire une réputation en trois ans au lieu de quinze. Ils ne comprennent pas que ce n’est pas grâce à une plaidoirie de rupture qu’ils se feront un nom. La qualité d’un avocat se mesure au fil de son expérience, des coups qu’il reçoit, et qu’il donne parfois, mais dans le respect de la déontologie. J’ai connu de grands avocats qui n’ont jamais transigé mais qui respectaient les juges.

Me Sollacaro est allé jusqu’à me dire « vous vous en repentirez ».


Le procès Colonna a été féroce, avec « des injures et outrages qu’aucune cour n’a jamais subis », déplorez-vous. Comment l’avez-vous vécu ?

Ce fut très dur, d’autant plus que nous avons essayé, Christophe Teissier et moi, de faire entendre aux défenseurs d’Yvan Colonna que nous étions adversaires, pas ennemis. En ce qui me concerne, c’est la première fois que je suis confronté à des menaces. Me Sollacaro est allé jusqu’à me dire « vous vous en repentirez ». C’est inadmissible.

Des poursuites avaient été envisagées. Qu’en est-il ?
Une initiative est actuellement prise par le parquet. Il n’y a pas eu de poursuites à l’audience car le président Wacogne, courageux et honnête, était enfermé dans un piège terrible : on lui aurait reproché son manque d’impartialité. J’ai été très surpris par les accusations proférées. Aller en appel et dire aux magistrats, dès le deuxième jour d’audience, « vous n’êtes pas légitimes, vous êtes en mission », c’est ne pas avoir confiance en la juridiction. Dans ce cas, pourquoi faire appel ? Comment croire qu’autant de magistrats puissent être en service commandé ? La composition de cette cour, par sa diversité, était ce que l’on pouvait espérer de mieux pour un procès de cette nature.

Le départ de l’accusé et de ses conseils vous a choqué ?
Pour tout vous dire, mais là c’est l’ancien avocat qui parle, si je suis convaincu de l’innocence de mon client, je ne pars pas. Je reste et je me bats loyalement. Je ne donne pas à cette affaire de relents exclusivement politiques et partisans.

Vous écrivez que jamais vous ne porteriez une accusation à laquelle vous ne croiriez pas. Quand vous acceptez de requérir contre Yvan Colonna, après avoir étudié les 180 tomes du dossier, vous êtes donc sûr de sa culpabilité ?
Oui. Si j’avais eu un doute, j’en aurais fait part à mon procureur général. J’ai un problème, aurais-je dit, il vaut mieux me remplacer. Et si le doute m’était apparu au procès, je l’aurais dit à l’audience.

« Mais la justice, ce n’est pas le politiquement correct et le médiatiquement souhaitable »

En quoi, selon vous, la reconstitution de l’assassinat du préfet Erignac était-elle inopportune ?
Les membres du commando ne souhaitaient pas y participer, sauf Maranelli qui ne se trouvait pas sur les lieux de l’action. Yvan Colonna ne voulait pas en être puisqu’il se dit innocent. Dès lors, une reconstitution devenait inutile, surréaliste. L’énorme hypocrisie aurait été de dire on y va, on fait semblant. Mais la justice, ce n’est pas dépendre du politiquement correct et du médiatiquement souhaitable.

Ces deux mois et demi de procès ont été une épreuve. Votre épouse semble vous avoir beaucoup aidé…
Elle est mon phare.

Quel est le métier que vous avez préféré exercer ?
Je les ai tous aimés car tous ont révélé leur intérêt. Mais si je devais en choisir un, ce serait juge d’instruction. C’est un travail passionnant.

Vous déplorez donc la suppression de ce poste ?
Ne me posez pas cette question, moi qui fus président de l’Association française des magistrats instructeurs…

Mes convictions intimes, par Jean-Claude Kross, avec la collaboration de Dominique Paganelli, éd. Pygmalion, 272 pages, 20,90 euros.

LE MONDE | 23.05.09

Rouen, mai 1912. Parmi les jurés tirés pour la session de la cour d’assises figurent un notaire, un architecte, un instituteur retraité, plusieurs commerçants, des ouvriers, des cultivateurs et André Gide. L’écrivain a 42 ans. Il a insisté auprès du maire de sa commune pour être inscrit sur la liste. Les tribunaux, confiait-il, avaient toujours exercé sur lui “une fascination irrésistible”. L’expérience allait le marquer au-delà de ce qu’il pressentait. Cambriolages, vols, infanticide, coups mortels, viols ou incestes – ces deux derniers crimes occupant déjà une place prépondérante -, tout l’ordinaire des procès d’assises défile devant lui.

Il y a cet homme, accusé du viol d’une fillette de 7 ans. “J’ai déboutonné ma culotte et puis je le lui ai mis dedans. – Et alors vous vous êtes livré sur elle à un mouvement de va-et-vient que la petite dit avoir duré fort longtemps. – Oh ! non, monsieur le Président, pas plus de dix minutes. (…) – Avez-vous des regrets ? – Non, m’sieur le Président.” La petite vient à la barre, “ on la fait monter sur une chaise pour qu’elle soit à la hauteur où la cour est juchée, et que le président puisse entendre ses réponses”. Gide note tout, transcrit les mots maladroits, relève les sourires et les mouvements de la foule, décrit l’état d’esprit de ses pairs jurés et, surtout, s’interroge.

Le doute, plusieurs fois, le hante. “A présent, je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public, on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit cette parole du Christ : Ne jugez point. (…) A quel point la justice humaine est une chose douteuse et précaire, c’est ce que, durant douze jours, j’ai pu sentir jusqu’à l’angoisse.”

Plus de quarante ans plus tard, on retrouve les mêmes doutes, les mêmes interrogations sur la justice dans le livre que Jean Giono consacre au procès Dominici. Comme tout le monde à l’époque, l’écrivain se passionne pour l’énigme de ce triple meurtre – un couple d’Anglais et leur fillette de 10 ans – dont est accusé Gaston Dominici, le patriarche de la ferme de la Grand-Terre à Lurs (Alpes-de-Haute-Provence). Giono, qui vit non loin de là, à Manosque, couvre le procès en novembre 1954, pour l’hebdomadaire Arts. On lui a accordé une place de choix, juste derrière le président.

INÉGALITÉ DES ARMES

L’intérêt de son récit n’est pas tant dans le compte rendu d’audience de cette extraordinaire affaire, ou dans les portraits que Giono esquisse de ses protagonistes. Il réside dans la description abrupte de l’inégalité des armes entre ceux qui jugent et celui qui est jugé, dans le constat de l’incompréhension qui règne entre ces deux mondes.

Elle saisit Giono dès les premières heures du procès. “Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. Pour accuser, il n’y a que des mots ; l’interprétation de mots placés les uns à côté des autres dans un certain ordre.” Il relève cet échange entre le président et Gaston Dominici : “Etes-vous allé au pont ? – Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été.” Un peu plus loin, Giono écrit que, pendant tout le temps des débats, Gaston Dominici s’est servi de trente-cinq mots. “Pas un de plus, je les ai comptés.” Or, souligne-t-il, “tout accusé disposant d’un vocabulaire de deux mille mots serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si, en plus, il avait été doué de parole et d’un peu d’art du récit, il serait acquitté. Malgré les aveux”.

“J’ai demandé, poursuit-il, si ces aveux avaient été fidèlement reproduits aux procès-verbaux. On m’a répondu : Oui, scrupuleusement. On les a seulement mis en français.” L’écrivain relève ces malentendus, glissements successifs, transcriptions, qui ont construit l’accusation et fabriquent peu à peu l’intime conviction des jurés. Tandis qu’ils délibèrent, il écrit : “Je suis bourrelé de scrupules et plein de doutes.” Il note encore : “Je ne dis pas que Gaston D. n’est pas coupable, je dis qu’on ne m’a pas prouvé qu’il l’était.” Le 28 novembre 1954, la cour d’assises rend son verdict : Gaston Dominici est condamné à mort. Trois ans plus tard, il verra sa peine commuée en détention à perpétuité par le président René Coty. Il sera gracié et libéré en 1960 par le général de Gaulle.

Souvenirs de la cour d’assises d’André Gide. Gallimard, “Folio 2 €”, 126 p.

Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono. Gallimard, “Folio. 2 €”, 114 p.

Pascale Robert-Diard