LE MONDE | 28.08.09 | 16h36 • Mis à jour le 28.08.09 | 16h36
A 46 ans, ce magistrat a démissionné de ses fonctions et a pris le pseudonyme de Samuel Corto pour publier son premier roman.
Vous étiez avocat, vous êtes devenu magistrat. Pourquoi avoir quitté ces nouvelles fonctions ?
J’ai été avocat pendant plusieurs années. Ce métier, malgré toute l’imagerie dont il est chargé, souffre d’une insuffisance structurelle : on accompagne un client pendant des mois, on prépare son dossier, on le plaide, mais le point majeur du processus, c’est-à-dire celui de la décision, s’échappe vers le juge. Alors je suis devenu magistrat et j’ai renoncé. Pour écrire.
Votre livre est très dur pour la justice en France. Mais pourquoi un roman et pourquoi avoir pris un pseudonyme ?
Concernant le roman, nous savons tous que c’est un des lieux de la liberté et de l’imaginaire. Plus elle est fictionnelle, plus la réalité devient vraisemblable. Les autres voies, essais, pamphlets, témoignages s’épuisent dans leur esprit de sérieux. Le choix d’un pseudonyme découle de cette logique : c’est ludique et conforme à mon goût pour l’anonymat.
“Dans n’importe quel milieu adapté, les fous sont repérés et éliminés des champs de décision”, écrivez-vous. Pas dans la justice ?
Même sortie de son contexte, la formule reste d’abord littéraire. Pour autant, je persiste à penser que dans la magistrature, notamment au parquet, il n’y a pas de reconditionnement des incontrôlables. Les histoires fictives que j’ai racontées dépeignent un univers professionnel dépourvu de centre, composé d’individus mobiles, incapables d’imposer la moindre empreinte personnelle sur leur travail. La justice a alors l’air de fonctionner sur la surenchère statistique et la récompense des plus serviles. Elle reste, comme beaucoup d’autres lieux de la société maintenant, un paradis pour les obsessionnels.
Dans ce parquet de province où est votre héros, on ne semble pas encore arrivé au XXe siècle…
Je ne suis pas sûr que le fait que l’histoire se déroule en province change beaucoup de choses. Ce mode de fonctionnement d’une justice qui ne juge plus mais qui condamne m’apparaît plutôt général. Je suis trop peu informé pour savoir si l’institution a, dans sa mentalité, fondamentalement changé depuis le XIXe siècle. J’en doute. Simplement, le refus d’être une caisse enregistreuse de condamnations est probablement l’un des moteurs de ce roman : Etienne Lanos prend conscience qu’il ne pourra rien réformer de l’intérieur et il choisit finalement de s’amuser de son désenchantement.
Lanos voit la justice comme “une triste convention, nourrie (…) d’outils légaux inadaptés”. N’est-ce pas excessif ?
Parce qu’elle est romancée, une réalité deviendrait-elle soudainement excessive ? Mais votre question est légitime : le milieu judiciaire véhicule un propos d’impuissance sur les outils offerts par la loi, que tous les professionnels connaissent mais qui, émis depuis l’intérieur du système, est presque inaudible, incommunicable. Le roman, lui, délocalise ce propos et le met sur la table.
Votre narrateur estime qu’on a perdu “un pouvoir constitutif du parquet”, l’opportunité des poursuites…
L’article 41-1 du code de procédure pénale donne au parquet la possibilité de filtrer les affaires qui lui sont soumises. Aujourd’hui, il semble que la poursuite domine et que le classement sans suite soit devenu presque une anomalie. Tout ce qu’on classait naguère, par régulation, considérant que c’était de peu d’importance, des injures entre voisins par exemple, est poursuivi, car il faut alimenter la machine à communiquer. Beaucoup de citoyens simplement fautifs sont donc transformés en délinquants.
Mais n’est-ce pas parce que les Français deviennent très procéduriers ?
Peut-être, mais cela concerne la justice civile. Dans la justice pénale, c’est le parquet qui a le choix des poursuites. Dans ce roman, j’ai choisi la justice comme terrain de jeu parce que c’est un milieu que je connais un peu. Mais je pense que les constats désabusés de mon personnage sont tout à fait transposables dans d’autres secteurs de la société, par exemple dans un hôpital ou un ministère.
Ce qui m’est apparu en écrivant ce livre, c’est peut-être que la conception paternelle de l’Etat-providence a vécu. On dirait que les pouvoirs publics se sont mis à détester les êtres humains, considérés désormais comme des facteurs de coûts exorbitants – malades, justiciables, élèves…
Pour ceux qui continuent à rattacher la justice à son sens cardinal de vertu, cela peut être troublant. En contrepartie, il n’est pas interdit de penser qu’il y a là, au fond, une demande collective à être maltraité, à laquelle les pouvoirs publics ne font que répondre par opportunité.
Etienne Lanos dénonce aussi les abus de la comparution immédiate…
On ne supporte plus la lenteur, même celle de la réflexion. Le mode expéditif de la comparution immédiate est devenu une vitrine valorisante de la réponse pénale. Le discours officiel continue par ailleurs de prêcher la “justice de qualité” et “l’égalité des armes dans le procès”.
D’où vient ce désir d’afficher qu’on condamne beaucoup et vite ?
D’abord, je pense, de la communication politique. On rassure une population en évolution vers la peur. Le tout au coeur d’un espace médiatique qui s’en nourrit. Parallèlement, la victime est devenue le totem du fonctionnement judiciaire, presque son porte-parole, alors que la justice devrait, par fonction, tenter de mettre à distance la souffrance subjective.
La justice est-elle réformable ?
J’espère que personne n’attendait Etienne Lanos pour résoudre cette question ! En fait, il y a eu, avec ce roman, une coïncidence amusante : je l’ai écrit de mars à juin 2008. En juillet 2008, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt qui considère que le ministère public français n’est pas un organe judiciaire, faute d’indépendance à l’égard du pouvoir politique. Comme j’annonce, dans le livre, la mort programmée du ministère public, je me retrouve presque avec un roman d’anticipation… Tout cela pour dire que la réforme de la justice s’annonce désormais sur un mode explosif, voire révolutionnaire, car l’ambiguïté entre la soumission hiérarchique des magistrats du parquet et leur indépendance statutaire affichée provoque un sentiment schizophrénique insupportable pour beaucoup.
Votre roman évoque aussi l’affaire d’Outreau, avec sévérité…
Cyniquement, l’affaire d’Outreau aurait pu faire un bien considérable à la justice en révélant ses dysfonctionnements quotidiens : réquisitions systématiques de mandat de dépôt pour les ouvertures d’information, croyance absolue en la parole des enfants, fantasme du groupe organisé de pédophiles. Personne ne s’est révélé capable de mettre à distance ces visions hypnotiques, tant du côté des magistrats que des journalistes. La question centrale d’Outreau, c’est peut-être que les magistrats, en tout cas ceux du parquet, ne croient pas au contrôle judiciaire et restent fascinés, aujourd’hui encore, par la détention.
Vous estimez que la bureaucratie a envahi toute la société…
Oui, on est contrôlé pour savoir si on punit bien et si on ne pourrait pas punir plus encore.
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