DÉBAT. Sept départements vont expérimenter les nouvelles cours
criminelles. L’avis très opposé de deux ténors, Mes Hervé Temime et François
Saint-Pierre.
Par Nicolas Bastuck
Publié le 09/05/2019 à 08:15 | Le Point.fr
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À compter du 1er septembre, les nouvelles cours criminelles fonctionneront à titre expérimental, dans sept départements pilotes. Image d’illustration.
© JACQUES
DEMARTHON / AFP
La création de
cours criminelles départementales, chargées de juger (hors récidive) les crimes
punis de 20 ans de réclusion maximum (viol, vol à main armée…), est
l’une des mesures phares de la loi de programmation et de réforme de la
justice, promulguée le 23 mars dernier. C’est aussi l’une de ses
dispositions les plus controversées. Ces nouvelles juridictions seront
composées d’un président et de quatre assesseurs, tous professionnels, deux
d’entre eux pouvant être, en outre, magistrats honoraires ou exercer leurs
fonctions à titre temporaire. Exit, donc, le jury populaire et ses six jurés
citoyens tirés au sort sur les listes électorales ! Précisons qu’en appel,
la cour d’assises classique, avec ses jurés citoyens, retrouve la plénitude de
ses compétences, pour tous les crimes, quelle qu’en soit la gravité.
Dans
un premier temps, et à compter du 1er septembre, les nouvelles cours
criminelles fonctionneront à titre expérimental, dans sept départements pilotes
dont la liste vient d’être arrêtée : la Moselle, les Ardennes, le
Calvados, le Cher, La Réunion, la Seine-Maritime et les Yvelines. Une
évaluation, à laquelle sera associé « l’ensemble des acteurs judiciaires »,
devra être réalisée dans un délai de trois ans. Si ses conclusions sont
positives, le dispositif sera étendu à l’ensemble du pays, pour tous les crimes
passibles d’une peine de 15 ou 20 ans.Lire
aussi Réforme de la
justice : un tribunal criminel qui fait débat
Totem judiciaire
Création
révolutionnaire, le jury populaire criminel a été instauré en 1791. « Sa
création est porteuse d’une charge démocratique particulière », note dans
le dernier numéro de la revue AJ-Pénal le
magistrat honoraire Alain Blanc, qui présida durant huit ans la cour d’assises de Paris. « Le peuple y
contrôle et y domine numériquement les magistrats professionnels, ce qui donne
lieu à des débats récurrents, opposant (…) les tenants de la légitimité
politique des jurés populaires à ceux qui invoquent l’exigence de qualité et de
fiabilité du droit ». Du reste, la procédure de la cour d’assises, fondée
sur l’oralité des débats, donne lieu « à la confrontation de deux
légitimités que l’on pourrait qualifier d’anthropologique : l’oral opposé
à l’écrit, un peu comme l’opposition du cru au cuit », observe encore
Alain Blanc.Autant
dire que par son histoire, sa fonction (juger les crimes), son fonctionnement
et sa composition particulière, la cour d’assises est un sujet sensible. Plus
que cela : un totem judiciaire, le symbole – fût-il idéalisé – d’un
partage harmonieux du pouvoir entre le peuple et les juges. « En ce sens,
toute réforme visant à en alléger le fonctionnement, à corriger certains effets
pervers de sa procédure, est immédiatement suspectée par des ténors du barreau
de vouloir (…) remettre en cause des acquis démocratiques », constate
Alain Blanc. La création – encore expérimentale – des cours criminelles fait
suite à d’autres réformes telles que l’instauration de l’appel des verdicts des
cours d’assises (15 juin 2000) et l’obligation de motiver ces mêmes arrêts par
écrit (2011), tant sur la culpabilité que sur le « quantum » de la
peine prononcée.
Alors,
pour ou contre la suppression du jury populaire ? Nous avons posé la
question à deux pénalistes de renom et recueilli leurs arguments : Hervé Temime, farouche opposant à la réforme,
et François Saint-Pierre, adversaire résolu du « système archaïque »
actuel.
Me Hervé Temime :
« Les jurés sont les plus aptes à juger des affaires criminelles »
L’avocat Hervé Temime.©
BERTRAND GUAY / AFP
« Ce que je pense de ces nouvelles cours criminelles
départementales ? Le pire mal. Je n’en comprends pas la raison, si ce
n’est peut-être qu’elles préparent les esprits à une disparition progressive du
jury populaire, pour tous les crimes, en première instance comme en appel. Les
motifs annoncés pour justifier de cette réforme sont dénués de tout fondement.
Contrairement à ce qui est dit, elle ne permettra aucun gain de temps et ne
favorisera aucune économie. Si nous voulions réduire les délais, il aurait été
aussi simple, et surtout plus efficace, de multiplier le nombre de sessions des
cours d’assises.
Surtout,
je ne vois pas au nom de quoi on constituerait plusieurs catégories de crimes.
Pourquoi un viol devrait être jugé par une juridiction composée de
professionnels et un meurtre par la “vraie” cour d’assises ? J’espérais
que le Conseil
constitutionnel censurerait cette réforme, à mes yeux
injustifiable. La cour d’assises actuelle, aussi critiquable soit-elle, est
sans doute la juridiction où la justice est rendue avec le plus de soin, le
plus de solennité et le plus de sérieux.
La réforme vise essentiellement les crimes sexuels et je
trouve ça démagogique
Nous
sommes dans une période où l’on mesure une distance assez grande entre les
citoyens et l’institution judiciaire, que ce soit par la méconnaissance qu’ils
en ont ou par le jugement sévère – sans doute trop sévère – qu’ils portent sur
elle. C’est pourquoi il me paraît très dommageable de vouloir limiter leur
rôle. Les problèmes juridiques à régler aux assises sont peu nombreux et pris
en charge par les magistrats professionnels. Sur le fond, il est absolument
évident que les jurés sont non seulement aptes, mais les plus aptes à juger les
affaires criminelles. Pourquoi ? Parce qu’ils apportent une touche
concrète à l’expression de la justice ; leur absence de professionnalisme
est aussi un atout, en ce qu’elle exclut tout comportement routinier. Surtout,
la justice est rendue “au nom du peuple français” ; on comprend mal, dès
lors, que les Français puissent en être exclus !Je
ne fais pas du peuple souverain un dogme absolu mais force est de constater que
la cour d’assises spéciale (composée de sept magistrats professionnels et
compétente pour les crimes terroristes et de trafics de stupéfiants, NDLR) est
très différente de la véritable cour d’assises. Elle n’offre pas la même
solennité, ce caractère vraiment exceptionnel avec lequel la justice doit être
rendue quand des peines lourdes, voire très lourdes sont en jeu. Pardon de le
dire mais si les magistrats professionnels permettaient d’éviter les erreurs et
les dysfonctionnements, ça se saurait !
La
réforme vise essentiellement les crimes sexuels et je trouve ça démagogique.
Surtout, elle risque d’aggraver la coupure, pour ne pas dire la rupture entre
le peuple et les institutions censées le représenter. Une loi comme celle-ci ne
fera qu’aggraver ce sentiment et c’est très dommageable. »
Me François
Saint-Pierre : « En finir avec cette vieillerie
néo-pétainiste ! »
L’avocat Francois Saint-Pierre.
© MEHDI FEDOUACH / AFP
« Je ne suis pas un défenseur acharné de ces nouvelles
cours criminelles, qui ont le tort d’avoir été annoncées subrepticement et qui
ciblent les affaires sexuelles, contribuant au morcellement de la justice. En
revanche, je suis un partisan déterminé du renouveau de nos juridictions
criminelles, tant la cour d’assises que nous connaissons est devenue totalement
obsolète. La plupart de mes confrères ont à cœur de défendre cette vieillerie
néo-pétainiste et je trouve ça pitoyable !
On
nous dit que les Français sont attachés au jury populaire mais leur a-t-on posé
la question ? On affirme qu’il s’agit d’une expérience fantastique ;
c’est peut-être vrai pour certains mais pour d’autres, il peut s’agir d’un
épisode de vie destructeur. Qui sait que la Suisse a abandonné ce système en 2011, à
une large majorité, par référendum d’initiative populaire ?
En
tout état de cause, c’est un abus de langage que de prétendre que les cours
d’assises actuelles reposent sur un jury populaire. Nous avons des magistrats
professionnels avec, à leurs côtés, des jurés tirés au sort, ce qui est
complètement différent. Et savez-vous d’où nous vient ce système ? De la
dictature de Vichy. 1941 ! Je sais, c’est désagréable à entendre mais
c’est ainsi. Ce dispositif, jamais débattu démocratiquement, a été validé à la Libération sur simple ordonnance du
gouvernement provisoire, et il n’a plus évolué depuis.
La réforme mise en place par le régime de Vichy a brisé la
cour d’assises de la IIIe République et son jury autonome et souverain
Avant
que les magistrats professionnels ne soient appelés à délibérer avec le jury
populaire, celui-ci statuait seul sur la culpabilité de l’accusé, puis
discutait de la peine et de l’octroi éventuel de circonstances atténuantes avec
les “professionnels”. La réforme mise en place par le régime de Vichy a brisé
la cour d’assises de la IIIe République et son jury autonome et souverain. Ce
n’est pas moi qui le dis mais deux avocats parmi les plus illustres, Maurice
Garçon et René Floriot. Que s’est-il alors passé ? Les jurés vont se
ranger derrière le président. C’était d’ailleurs le but : rationaliser les
arrêts criminels, éviter leurs aléas. Avant cela, les verdicts incarnaient
vraiment la réaction sociale face au crime ; ils représentaient
viscéralement ce que pensait la société d’un crime ou d’une accusation. Après
1941, on ne peut plus parler de justice populaire.
La
cour d’assises actuelle est placée sous l’autorité d’un président, qui
concentre entre ses mains un pouvoir phénoménal. Lui seul détient le dossier et
l’a étudié ; il accueille les jurés, planifie les audiences, présente
l’exposé liminaire des faits ; il interroge l’accusé, les experts et les
témoins, préside l’audience et en dirige la police, préside encore le délibéré
et rédige le verdict, avec ses motivations. Cela fait beaucoup pour un seul,
vous ne trouvez pas ?
La police scientifique a connu un essor considérable qui
rend totalement obsolète l’idée d’une “intime conviction”
Notre
système personnalise à outrance le procès sur le président et il faut en
sortir. Comment ? Par ce que j’appelle la rationalisation de la procédure
accusatoire. En faisant condamner la France devant la Cour européenne des
droits de l’homme pour défaut de motivation des verdicts, j’ai contribué à
faire évoluer les choses. Mon but est de casser ce système archaïque qui fait
un peu bandouiller (sic) quelques avocats passéistes.
D’abord,
il faut en finir avec l’oralité des débats. Comment des jurés peuvent-ils se
forger une opinion sur une expertise ADN compliquée, sans pouvoir disposer du
rapport de l’expert ? La police scientifique a connu un essor considérable
qui rend totalement obsolète l’idée d’une “intime conviction”. Ce qui compte
maintenant, c’est la preuve. C’est pourquoi je suis partisan d’un basculement à
l’anglo-saxonne, basé sur le système de la preuve “au-delà du doute
raisonnable”.
Je
l’ai dit, ces nouvelles cours criminelles sont loin d’être la panacée. En
réalité, il ne s’agit que d’une étape, car le projet des magistrats, c’est une
extension à toutes les affaires criminelles. En première instance, celles-ci
seraient jugées par de professionnels et, en appel, par un jury populaire. J’y
suis favorable. Deux procès à la suite devant un jury, avec des cours d’assises
tournantes, c’est insupportable, on l’a vu encore récemment avec l’affaire
Merah.
On pourrait imaginer un
système avec deux procès de nature différente : en première instance, cinq
magistrats professionnels pour juger ; en appel, un jury vraiment
populaire qui serait seul à délibérer avec un président arbitre, garant d’un
procès équitable où avocats et procureur interrogeraient directement les
témoins, les experts et l’accusé. Ça aurait vraiment de la gueule ! »
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