La charge de la preuve

SOURCE

À propos de : Christiane Besnier, La vérité côté cour. Une ethnologue aux assises, La Découverte


par Pierre-François Martinot , le 8 janvier

La cour d’assises offre un magnifique terrain ethnologique : entre témoignages, expertises, aveux et débats, la recherche de vérité s’y construit de manière coopérative. C’est ainsi que le système inquisitoire en vigueur en Europe peut servir les intérêts de la victime et de la société.

Recensé : Christiane Besnier, La vérité côté cour. Une ethnologue aux assises, Paris, La Découverte, 2017, 220 p., 18 €.

En nous emmenant de la salle des pas perdus jusqu’à l’« œuvre commune » qu’est le verdict, Christiane Besnier porte son regard d’ethnologue sur cette entreprise humaine : la cour d’assises. Elle livre une analyse de son fonctionnement, de ses rituels et de ses fondements, et décrypte le processus d’élaboration de l’intime conviction des juges, au terme d’une recherche de vérité construite collectivement par les acteurs du procès.

De la cour d’assises comme laboratoire

Pourquoi une étude ethnologique de la cour d’assises ? Pour C. Besnier, cette juridiction où sont jugées les entorses les plus graves au pacte social constitue, le temps du procès, un groupe social présentant un « effet tribu » (décor, gestes, espace physique) et des rituels (rite d’intronisation de l’entrée en scène des différents acteurs, formules sacramentelles, rite de passage du verdict). Pendant 15 ans, elle a « planté sa tente », selon l’expression de Malinowski, dans cet espace et ce groupe social endogène, mais spécifique.

Avec un grand sens de la pédagogie et une maîtrise manifeste des notions juridiques, elle présente les acteurs et le cadre spatial du procès, sa signification historique et symbolique, contributive à la recherche de la vérité par l’unité spatio-temporelle qu’elle garantit. Elle développe l’idée selon laquelle le protocole de l’audience déploie une organisation minutieuse pour « remettre de l’ordre dans le chaos des faits » et offrir des conditions optimales à la recherche de la vérité. La force de ce rituel réside, selon C. Besnier, dans sa capacité à produire l’inattendu. Il s’agit de « ne laisser aucune place à l’improvisation, pour accueillir l’imprévisible ».

C’est dans ces conditions optimisées que peut commencer l’« expérimentation », à savoir la recherche ou plutôt la construction de la vérité, qui constitue le cœur de son étude. L’auteure la décrit comme une expérimentation en laboratoire : le président de la cour d’assises, dans la continuité du juge d’instruction, observe les faits, interroge et progresse de déduction en déduction, jusqu’à examiner toutes les hypothèses possibles, pour confronter chacune d’elles aux preuves matérielles et aux déclarations de l’accusé, de la victime et des témoins. Les hypothèses érigées à partir des premiers constats sont soumises aux débats pour en vérifier la validité ; les éléments qui résistent à cet exercice pourront seuls atteindre le rang de preuve et fonder la décision de la cour.

La subjectivité de l’expérimentateur, dans l’émission de telle ou telle hypothèse privilégiée, est tempérée par le rassemblement en un même temps et un même lieu des différentes parties, qui participent activement à l’exercice en apportant leur propre subjectivité liée aux intérêts divergents qu’elles défendent. Leurs conclusions seront finalement livrées dans leurs réquisitions et plaidoiries, avant que la cour ne se prononce, à l’issue du délibéré.

Produire des « énoncés stables »

C. Besnier questionne très justement la notion de vérité. Elle interroge au passage l’office du juge, la place de l’aveu et les conséquences de l’émergence de la figure de la victime. Elle confronte le modèle inquisitoire, mis en œuvre dans la plupart des pays européens, au modèle accusatoire anglo-américain, particulièrement états-unien, dans lequel le procès pénal se caractérise par un face-à-face entre l’accusation et la défense, dans lequel chaque partie recherche et exploite exclusivement les éléments qui servent sa thèse, malmenant et cherchant à affaiblir la portée des vérités contraires, devant un président cantonné dans un rôle d’arbitre passif et un accusé dont la parole n’est pas requise. Pour C. Besnier, ce système tourne le dos à la recherche de la vérité et à la compréhension de l’acte et, ainsi, aux intérêts de la victime et de la société elles-mêmes.

Dans le système inquisitoire à l’œuvre en France, la vérité se forme par strates successives d’éléments considérés comme plausibles (les indices), puis comme probables (les charges) et enfin comme certains (les preuves), selon le moment procédural de leur examen et leur validation in fine, à l’issue du débat contradictoire qui aura permis d’en tester le degré de vraisemblance. C’est la récurrence d’un énoncé qui garantit la stabilité du fait. L’énoncé ainsi « stabilisé » est ensuite réintroduit dans les débats pour être confronté aux autres énoncés ; c’est finalement l’accumulation d’« énoncés stables » qui produira la vérité. C. Besnier montre qu’un énoncé hypothétique est élevé en preuve de manière coopérative entre les parties à partir d’une discussion rationnelle.

Ce système rencontre nécessairement des limites. L’acquisition d’énoncés stables reste provisoire et hypothétique, particulièrement s’agissant des crimes sexuels commis dans un milieu intra-familial, en raison du manque de preuves matérielles permettant d’objectiver les déclarations du plaignant. Par ailleurs, la discussion se déroule en fonction des données acquises au moment précis de la discussion ; d’autres preuves peuvent ultérieurement surgir, qui invalideront l’énoncé qui semblait acquis.

La vérité n’est finalement que ce qui est « rationnellement acceptable », une vraisemblance dont le degré est plus ou moins élevé au regard des données recueillies. C. Besnier l’énonce en se référant à Habermas :

Il nous faut nous contenter de l’acceptabilité rationnelle dans des conditions autant que possible idéales comme preuve suffisante de la vérité.

Ce qui compte, conclut-elle, c’est que la conviction d’une vérité soit communément partagée sur la base de preuves suffisamment discutées pour être stables.

Dans cette construction graduelle de la vérité, C. Besnier voit une résonance avec la philosophie pragmatiste, qui conçoit la vérité comme une construction sociale : elle n’est ni une donnée, ni une condition préalable de la connaissance, mais un résultat. En recourant à la loi de Gauss, méthode statistique, elle se livre à une tentative de modélisation de la formation de l’intime conviction comme étant la recherche du résultat dans lequel l’erreur est suffisamment faible, jusqu’à en proposer une étonnante traduction graphique.

L’issue attendue de ce processus de rationalisation est, pour l’auteure, la restauration globale du lien social, la « reconstruction positive pour tous », ce qu’elle nomme l’« œuvre commune ». Il s’agit là de l’objectif poursuivi par les acteurs de l’audience, magistrats et avocats, chacun dans son rôle en défense des intérêts dont il a la charge, et qui constitue finalement l’objet même du procès pénal et le sens de la peine.

La vérité comme expérimentation

C. Besnier décrit la cour d’assises comme une œuvre profondément humaine. Exploitant une riche et pertinente bibliographie qu’elle mêle à ses propres analyses, elle démontre que l’ensemble des rituels accomplis a pour ultime objet la recherche de la vérité, sur la matérialité du crime, mais aussi ses ressorts, afin d’apporter une réponse cohérente du point de vue du condamné, de la victime et finalement de la société.

« Accomplir un rite, c’est faire quelque chose avec la puissance » [1], écrit Paul Ricœur. Le rituel judiciaire donne sens au procès, en ce qu’il permet à chacun de comprendre, de s’exprimer et, finalement, conclut J. Danet, de s’en remettre en confiance aux juges parce qu’ils sont identifiés comme des tiers impartiaux [2]. C. Besnier a raison de dire que le rituel contribue à la recherche de la vérité : l’oralité des débats, l’organisation spatiale et temporelle du procès, le temps long dans lequel sont immergés ensemble les protagonistes du crime et les acteurs judiciaires suivant un protocole minutieux, favorisent la production de réponses.

Mais qu’est-ce que la vérité ? C. Besnier livre une intéressante démonstration de la relativité de la notion, en développant la thèse de son élaboration, et voit juste en rapportant la recherche de la vérité à une « expérimentation ». Le raisonnement juridique emprunte à la méthode scientifique, au syllogisme aristotélicien par lequel la confrontation de deux énoncés permet d’en faire émerger un troisième, qui sera à son tour confronté à un autre, etc.

Ces déductions en cascade aboutissent graduellement à un résultat rationnellement acceptable, qui conduit à relativiser le caractère objectif de la vérité judiciaire. J. Danet nomme celle-ci « vérité partagée, vérité approchée » [3]. Si la culpabilité de l’accusé n’est pas en débat, écrit-il, « les parties s’accordent dès le début de l’audience sur une histoire dont elles feront la vérité judiciaire ». Dans tous les cas, l’audience ne permettra d’élever que des convictions et non des certitudes absolues.

Le temps du procès, entre passé et avenir

Le principe fondamental du délibéré étant son secret, C. Besnier n’a pu y assister. Nul doute qu’elle y aurait étendu son analyse sur la formation de l’intime conviction, qui ne se limite pas à l’espace de l’audience et n’est finalement intime qu’au moment du vote. Les convictions acquises ou en gestation y sont confrontées, discutées, parfois amendées selon le degré d’interventionnisme du président et des assesseurs, et selon les forces entre les jurés eux-mêmes.

Chaque jury est mû par une dynamique propre, selon les personnalités qui le composent et le positionnement du président à son égard. C’est dans ces conditions qu’est poursuivie la « discussion rationnelle », entre les seuls juges et jurés cette fois, jusqu’au vote qui clôt définitivement l’expérimentation.

Le processus d’accès à la vérité décrit par C. Besnier n’est pas exclusif à la justice pénale. I. Jablonka voit une « communauté de méthode » entre le juge d’instruction, l’historien, le sociologue, qui mettent en œuvre « des modèles pour s’approcher au plus près de la vérité des faits » [4]. Il s’agit de sciences humaines, avec leur marge de doute, d’incertitudes et d’interprétation. Ainsi en est-il du procès pénal.

En ouvrant et en clôturant son livre sur les figures a priori antagoniques de l’accusé et de la victime, en décrivant le face-à-face initial de personnes liées par l’acte criminel passé, puis la vertu qu’aura eue l’audience de séparer l’auteur de son acte et la victime de sa souffrance, C. Besnier inscrit le procès pénal dans un temps intermédiaire entre un passé enfermant et un avenir porteur de perspectives.

La cour d’assises, le pire et les petits riens

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°19-20

ÉDITO

Pascale  Robert-Diard  

« Tout le monde n’aime pas la cour d’assises, moi si.  »

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Tout le monde n’a pas un grand frère déjà condamné pour 9 meurtres et accusé de deux autres. Christine Heaulme, si. Chaque fois qu’elle lui a demandé, Francis Heaulme lui a affirmé que, sur ce coup-là, les deux gosses de 8 ans fracassés à coups de pierre au pied d’un talus à Montigny-les-Metz le 28 septembre 1986, ce n’était pas lui. Des enfants, Christine Heaulme en a élevé quatre, elle est femme de chambre, elle a divorcé de son mari qui « n’aimait pas trop » son frère. Depuis 25 ans qu’il est détenu, elle consacre une bonne part de ses dimanches à rendre visite à son frère dans les parloirs de toutes les prisons de France. Elle s’en veut d’avoir dû espacer ses visites depuis 2 ans, mais comme elle ne s’en sort pas financièrement, elle fait des heures supplémentaires de ménage le week-end. « Quoi qu’il ait fait, je resterai près de lui », dit-elle. Elle se tourne vers le box, répète : « Je serai toujours là pour toi, Francis. On va y arriver. Tu es dans un tunnel noir mais tu vas t’en sortir ». Elle lui repose la question : « Est-ce que c’est toi qui as tué ? – Non, c’est pas moi. » Christine Heaulme quitte la barre avec cet espoir-là.

Tout le monde n’a pas connu sur un chantier un ouvrier qui s’appelait Francis Heaulme. Bernard Schall, si. C’était il y a longtemps, le visage du « routard du crime » ne s’affichait pas encore à la une des journaux. « On a fait une paire de chantiers ensemble. Avec moi, quand il travaillait, il était consciencieux ». Francis Heaulme avait 25 ans, personne avant ne s’était rendu compte qu’il voyait mal. Son chef de chantier, si. « Mes supérieurs me reprochaient de le couver un peu trop. S’il a des lunettes sur le nez, c’est grâce à moi. J’ai dit à ses parents qu’il fallait l’envoyer chez l’ophtalmo, pour qu’il puisse voir comme tout le monde, quoi ». Tout le monde n’a pas eu la chance de rencontrer un patron comme Bernard Schall, Francis Heaulme, si.

Tout le monde n’a pas été condamné deux fois, acquitté une troisième, Patrick Dils, si. Il avait 16 ans quand il est entré en prison, 31 quand il en est sorti. Quand la police était venue chez lui, la première fois, il n’avait pas osé dire que le 28 septembre 1986, il était monté sur le talus pour aller fouiller les bennes de l’entreprise voisine à la recherche de timbres pour sa collection. « 16 ans, c’est la période la plus difficile de la vie. Je n’aimais pas mon physique, j’étais l’objet de moqueries à l’école, j’étais un enfant très introverti, passionné de timbres, de minéraux et de puzzles, je n’avais quasiment aucun ami. Je ne voulais qu’on dise : « Oh ! T’as vu le p’tit Dils, c’est un fouilleur de poubelles » ». Il a avoué les meurtres des enfants, puis il a dit qu’il avait tout inventé, mais comme il avait menti une fois sur son emploi du temps, la police et la justice ont longtemps cru qu’il pouvait mentir encore. Patrick Dils était cité comme témoin dans ce même palais de justice de Metz où il a été condamné il y a 28 ans. Il en a 47 aujourd’hui, il est manutentionnaire. « Si aujourd’hui, j’avance relativement sereinement dans la vie, c’est parce que j’ai une femme extraordinaire et que je suis papa de deux petites filles ».

Tout le monde n’aime pas la cour d’assises, moi si.

 

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Les suspensions d’audience sont autant d’occasion de faire le bilan d’étape des débats. « C’était bien, oui ? Tu en as pensé quoi ? », lance un avocat de la défense à son confrère au sortir d’une audition houleuse où un témoin a été secoué pour les besoins de la cause.

Les familles, profitant d’une cigarette, réclament une analyse de la situation, un retour sur interrogatoire, un pronostic pour combler leur angoisse. Dans le fumoir et sur les marches du tribunal, le spectacle s’arrête un instant et les acteurs se relâchent.

En fonction des affaires et des affinités, il arrive aux avocats des parties de plaisanter autour d’un café quelques minutes après s’être écharpés à l’audience.

Au contraire, on devine aussi les inimitiés entre les proches des coaccusés, qui jouent collectif dans le prétoire mais ne se claquent pas la bise une fois le jury retiré.

Comme à l’entracte, on papote autour d’une clope ou d’un café : tel expert détaille ses explications à un observateur ; le public commente les prestations des hommes en noir, on s’échange même quelques numéros de téléphone, lorsqu’on ne prend pas rendez-vous pour une prochaine affaire. La concurrence est rude au barreau d’Ajaccio et les justiciables en profitent : un jeune homme interroge l’avocat d’une connaissance sur le dossier de son frère et lui demande un avis sur la propre stratégie de son confrère.

Un père glisse un mot pour son fils à un pénaliste qu’il a dû trouver plus combatif que le sautres.

La vérité des relations humaines se devine plus sûrement ici que dans le prétoire. Lors de certaines audiences, le palais de justice sert de décor aux querelles villageoises où les familles rivales roulent des mécaniques de chaque côté de la salle des pas perdus, se toisent, s’ignorent en se tournant ostensiblement le dos. Rien de tout cela dans le dernier procès de la session d’automne. Ce procès-là avait un goût amer de misère – et de profonde solitude. La victime, une Polonaise âgée de 39 ans, est seulement accompagnée de son compagnon qui ne la quitte pas d’une semelle, comme s’il voulait lui épargner les regards noirs et les noms d’oiseaux lancés dans sa direction par certains amis des quatre hommes accusés de l’avoir violée.

A chaque suspension d’audience, il l’entraîne dans un coin reculé du fumoir, fait barrage de son corps. Il tient son sac devant la porte des toilettes lorsqu’elle va se passer de l’eau sur le visage. Comme tout à l’heure dans la salle, il continuera à la soutenir d’un regard, à grogner lorsqu’il croit entendre une attaque portée contre la femme qu’il aime.

Le seul à ne pas se mélanger au petit peuple de la suspension est le représentant du ministère public. Aussitôt que la cour se retire, l’avocat général disparaît dans l’ascenseur de verre qui le propulse au troisième étage, où se trouvent les appartements du parquet.

Solitaire. Esseulé, parfois. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du théâtre d’ombres de la justice : alors que le magistrat porte sur ses épaules le poids de la société au nom de laquelle il requiert, il semble pourtant occupé à s’en extraire.

Pour conserver la distance ? Quoi qu’il en soit, lorsqu’il s’aventure dans la salle d’audience avant la reprise, c’est pour compulser les pages du dossier avant que la cloche ne sonne.