Notre question :
Quels sont les deux principaux dysfonctionnements de la justice française?
Les réponses :
Philippe Houillon, député UMP du Val d’Oise, ancien président de la Commission des lois, rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau :
– “Il est difficile de les résumer à deux. Selon les enquêtes d’opinion, la justice est trop lente et trop chère. Je dirais que c’est plus complexe et composite que cela.
Il y a effectivement un travail sur les délais à effectuer. En matière pénale, une affaire passe devant le juge deux ou trois ans après les faits. Aux prud’hommes, quand un salarié est licencié, et en cas d’appel, on arrive aux mêmes délais. C’est trop long. Il faudrait aussi travailler sur la cherté.
La réforme de la carte judiciaire va permettre une mutualisation des moyens. On répète sans cesse que la justice n’a pas assez de moyens. C’est vrai dans une certaine mesure. Mais on peut mettre au crédit de Rachida Dati une hausse du budget de la justice pour 2008. Il faut travailler différemment : grâce à la numérisation, on va gagner un temps infini dans les procédures. La justice va enfin vivre dans son siècle.
Les textes aboutissent aujourd’hui à plus de fermeté (sur la récidive, la création de centres fermés…), en réponse à une demande de la société. Dans le même temps, les Français n’ont plus confiance en la justice. Il faudrait plus de contradictoire, donc plus de garanties, pour aboutir à un équilibre, et à un regain de crédibilité. La loi du 5 mars 2007 a été votée en ce sens après le rapport de la Commission Outreau, créant des ‘pôles de l’instruction’ dans certaines juridictions pour en finir avec la solitude du juge d’instruction. Il faut poursuivre ce travail sur le contradictoire et sur l’oxygénation de la justice. Rachida Dati a engagé des réformes lourdes qui vont dans le bon sens et auront des conséquences de fond. Il reste évidemment à travailler.”
André Vallini , député PS de l’Isère, membre de la commission des lois et président de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau :
– “Tout d’abord, c’est le manque de moyens : financièrement, nous sommes parmi les moins bien dotés en Europe en euros par habitant. Cela donne une justice lente et qui fonctionne mal.
Deuxièmement, la justice ne respecte pas assez la présomption d’innocence et les droits de la défense. Les préconisations du rapport de la commission d’enquête de l’affaire Outreau sur les droits de la défense et la présomption d’innocence n’ont été que partiellement reprises par la loi de février 2007. Il reste énormément à faire.
Et j’ajoute un troisième dysfonctionnement : l’état de nos prisons qui n’est pas digne du pays des droits de l’homme que nous prétendons être.”
Philippe Bilger, avocat général près de la cour d’appel de Paris :
– “Le premier est plutôt d’ordre psychologique : les magistrats sont soumis à tant de suspicion et sont tellement peu considérés, qu’ils manquent de cette confiance en soi qui fait les grands corps.
Les magistrats, pour la plupart, n’ont pas encore compris que le citoyen doit être au cœur de leur pratique. Ils doivent cesser d’exprimer cette plainte collective permanente et retrouver l’orgueil de leur fonction. La justice ne doit avoir qu’une seule ambition : apaiser autant que possible le désespoir du citoyen.
L’autre point noir en découle : la justice doit devenir un service public performant, tant dans le domaine pénal que pour la justice civile… On ne peut pas dire que la justice soit performante aujourd’hui, de sorte qu’elle aggrave le fossé avec le citoyen. Les magistrats doivent donc se vivre comme des entrepreneurs qui doivent répondre le plus efficacement possible aux demandes qui leur sont faites.
Cela signifie également que plutôt que d’organiser une immense révolution judiciaire, nous ferions mieux d’avoir un système qui distingue les meilleurs à la tête de chaque juridiction afin qu’ils donnent l’exemple et non plus des nominations par copinage politique ou par affinités professionnelles.”
Dominique Barella, procureur, ex-président de l’Union syndicale des magistrats et membre de la commission “Justice” du Parti socialiste :
– “Le premier problème est sans doute la façon dont les justiciables sont accueillis, notamment en comparution immédiate. Les délais d’attente sont bien trop longs au sein des juridictions. Les gens peuvent être convoqués par paquets de 20 ou 30 à 14h00, pour passer devant le juge à plus de 23h00… Il n’y a aucun respect dans la façon dont on juge les gens, dans de telles audiences d’abattage. Il y a un problème de capacité de traitement qui rejaillit sur la qualité de la justice. On peut rendre 650.000 jugements par an. Or il y a chaque année 2 millions d’affaires identifiées. Cela finit nécessairement par bloquer. Nous avons un des budgets les plus faibles des grands pays d’Europe pour la justice, au 23e rang au sein du Conseil de l’Europe. Pour être au niveau des autres grandes démocraties, il faudrait le doubler: la justice dispose de 12 milliards par an au Royaume-Uni, de 10 milliards en Allemagne, et de 6 milliards en France.
Mais le principal problème est d’ordre philosophique : la population ne croit plus en la justice. Les Français n’ont confiance ni en sa capacité, ni en sa qualité, ni en son efficacité. Pire, la justice fait peur. Elle devrait être plus compréhensible, plus rapide : les lois sont aujourd’hui trop complexes. Par ailleurs, l’exécutif à l’heure actuelle veut dominer la justice. Après la mort des deux jeunes à Villiers-le-Bel, les gens attendent la vérité. Or la procureur de la République a validé dans les 24 heures la version de la police, ce qui signifie à peu près : ‘Circulez, il n’y a rien à voir !’. Il y a quand même eu deux morts. Elle aurait dû dire : ” Nous allons vérifier les déclarations des policiers, enquêter en toute neutralité et en toute indépendance”. Dans ces conditions, comment les quartiers peuvent croire en la justice ? D’autant que Rachida Dati s’est autoproclamée ‘chef des procureurs. La justice doit se tenir à équidistance des parties, prendre son temps – sans être trop lente-, et améliorer son image d’humanité. Evidemment, l’automaticité des peines n’aide pas.”
Jean-Yves Le Borgne, avocat pénaliste au barreau de Paris, président de l’association des avocats pénalistes de France :
– “Le premier dysfonctionnement est, sans doute, la conciliation difficilement mise en œuvre entre la présomption d’innocence et la détention provisoire. Comment est-il possible qu’une personne présumée innocente soit en détention ? Certes, il ne faut pas être naïf devant un certain nombre d’actes, mais il faut également éviter toute systématisation. Je crois qu’il faut même rendre cela juridiquement impossible dans un certains nombres de cas.
L’autre dysfonctionnement majeur est peut-être la lenteur de l’évolution de certaines procédures, en particulier les procédures civiles : les jugements sont tardifs ; il faut des mois avant que le dossier soit accessible. Encore une fois, il faut trouver le compromis entre le temps nécessaire de l’examen par les juges et pour que la défense puisse faire valoir ses droits.
Au fond, les deux dysfonctionnements que je viens de citer, sont les deux préoccupations majeures des justiciables.”
Eric Dupond-Moretti, avocat au barreau de Lille :
– “Je dirais le corporatisme de la magistrature, et le fait que le siège et le parquet ne soient pas séparés. Le corporatisme débouche sur l’impossibilité pour ce corps d’envisager sa responsabilité d’une part, et d’accepter d’éventuelles réformes d’autre part.
Par ailleurs, nous sommes dans un système qui permet une collusion entre magistrats du siège et du parquet. Les juges du siège ne sont pas à équidistance entre l’accusation et la défense, ce qui fait que les procès ne sont pas équitables dans notre système.”
Gilbert Collard, avocat au barreau de Marseille :
– “Le premier dysfonctionnement vient du corporatisme et plus encore du mimétisme hiérarchique. Il faudrait arriver à les limiter : un juge a toujours bien fait, car si un juge le déjuge, alors il se déjuge lui-même. Prenons l’exemple des chambres de l’instruction. Si elles remplissaient correctement leur fonction, le travail des juges d’instruction serait réellement encadré. Mais elles fonctionnent souvent comme des chambres d’enregistrement, même si c’est de moins en moins le cas.
Deuxième problème : l’absence de réel contradictoire. Les avocats ne sont pas écoutés. Nous avons l’impression d’être face à des magistrats qui, en en eux-mêmes et par eux-mêmes, savent et connaissent tout. On a bien vu ces deux problèmes illustrés par l’affaire d’Outreau.”
Thierry Lévy, avocat au barreau de Paris :
– “Le gros défaut de la justice civile, qui fonctionne plutôt bien par ailleurs, c’est qu’elle est compliquée. Il y a un enchevêtrement des juridictions: sociales, commerciales, rurales… Le justiciable ne peut rien y comprendre, il est fatalement désorienté. Il y a une codification et une simplification à mener, car cette complexité accroît la méfiance à l’égard de l’institution.
En matière de justice pénale, le problème majeur est, selon moi, l’abandon de la notion de responsabilité personnelle. Elle s’efface, alors que les peines ne cessent de s’aggraver. Les catégories défavorisées ont aujourd’hui un sentiment d’injustice et d’iniquité.”
Régine Barthélémy, présidente du Syndicat des Avocats de France (SAF) :
– “Deux manques : un manque de personnel et un manque de moyens.
Il est intolérable qu’un juge des enfants, par exemple, tienne audience sans avoir de greffier. Cela se fait ressentir dans l’accès au dossier. Il y a un problème dans les rouages.
Cela se voit également dans l’organisation des audiences : on reçoit mal les justiciables et dans la qualité du travail effectué. On demande à la justice un rendement, une quantité de travail. Mais la problématique principale de la justice aujourd’hui est que c’est une mission essentielle de l’Etat qui ne dispose pas des moyens nécessaires”.
Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature (SM, gauche) :
– “Au Syndicat de la magistrature, nous définissons deux piliers fondamentaux de la justice, aujourd’hui battus en brèche.
Le premier pilier, c’est notre mission de gardiens des libertés. Ce pilier est bafoué par la loi sur les peines-plancher, par exemple, loi qui s’attaque à la possibilité pour un juge de trouver une sanction adaptée et individualisée. Cette loi fait de la justice une machine à punir.
Le second pilier, c’est l’accès à la justice qui est également battu en brèche par des mesures comme la réforme de la carte judiciaire ou le ticket modérateur. La population se sent de plus en plus exclue de la justice. Et cela va encore s’aggraver avec l’éloignement géographique des tribunaux. On va aboutir à une justice désincarnée, déshumanisée, qui ne prendra plus en compte les plus pauvres”.
Lionel Escoffier, président de la Fédération Nationale des Unions des Jeunes Avocats (FNUJA) :
– “D’une part, une absence de moyens chronique. Nous sommes un des derniers pays de l’Union européenne en termes de budget dédié à la justice. D’autre part, concernant plus précisément la garde des Sceaux, une absence totale de concertation. Ce n’est pas en trompant les gens, en faisant de fausses annonces sur la création de comités, en organisant des déplacements, que l’on empêchera les magistrats, les avocats, les notaires, les justiciables de se mobiliser. Rachida Dati est une personne que j’apprécie, avec de grandes qualités. Mais il y en a une qu’elle a bien cachée, ou qu’elle a oubliée : la volonté de se concerter avec les professionnels de la justice. C’est extrêmement troublant, car il ne s’agit pas seulement des avocats, mais de l’ensemble des catégories concernées. La mobilisation n’est pas née d’une prise de position brute et méchante des avocats.”
Bruno Thouzellier, secrétaire général de l’Union Syndicale des Magistrats (USM, majoritaire) :
– “Les deux problèmes principaux sont liés. La pauvreté endémique de la justice est une donnée objective que tout le monde reconnaît. Nous sommes sous le seuil de pauvreté en matière de justice, en deçà duquel cela ne peut pas fonctionner, quels que soient par ailleurs les problèmes concernant les méthodes de travail. C’est le cas depuis toujours, et plus précisément depuis le début des années 1970, lorsque la demande de justice a explosé, et qu’on a commencé à évoquer la justice en termes de moyens. Ce manque de moyens a une conséquence évidente : la lenteur. La demande de justice est telle qu’on ne peut y répondre dans des délais raisonnables.”
Jacques Commaille, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, spécialiste de la sociologie politique du droit et de la justice, co-auteur de “La fonction politique de la justice” (Ed. La Découverte, sept. 2007) :
– “Ce sont la distance par rapport au citoyen, au justiciable, et le manque d’adéquation vis-à-vis de ce que j’appelle les nouveaux besoins sociaux de justice.
Tout concourt à mettre à distance le citoyen : fonctionnement ésotérique, langage, rituel, espace architectural, distance géographique si la réforme de la carte judiciaire aboutit…Il y a un vrai problème de déficit des structures de justice dans les zones urbaines difficiles.
Par ailleurs, on note une absence de réflexion sur l’exercice de la fonction de justice par rapport à de nouveaux besoins sociaux. La justice n’a pas seulement pour objet de rendre un jugement. Elle doit aussi consolider ou restructurer le tissu social. C’est pour cette raison que je suis très réservé sur la réforme actuelle. Le seul objectif poursuivi est comptable : en dessous de X affaires traitées, on supprime… Il faudrait un modèle qui prennent en compte les transformations sociales, économiques, culturelles au niveau local. Il faut repenser la fonction de justice dans la société française contemporaine, et ce travail n’a pas été fait. Comment définir aujourd’hui la fonction de justice ? Elle s’articule en deux pôles : d’une part une justice gardienne de la raison de la société, qui rappelle qu’il y a un ordre nécessaire, et d’autre part une justice quotidienne, qui gère les rapports sociaux et les incivilités, utile quand les structures sociales se délitent. Les deux pôles doivent être équilibrés. On doit aller vers une justice moins institutionnalisée, plus ouverte. Un magistrat avait employé la belle formule d’une justice “qui fonctionne par capillarité sociale”. On peut déplorer actuellement l’absence de réflexion systématique : la création de Maisons du droit et de la justice, qui est une bonne mesure – elles permettront davantage de proximité et la collaboration de professionnels de la justice avec les associations, les élus locaux et les citoyens -, a été évoquée incidemment, dans une proposition d’amendement, alors que c’est absolument fondamental. C’est une curieuse façon d’envisager les choses : le pragmatisme, pourquoi pas, mais il doit s’accompagner d’une conception politique, orientée par des finalités et des grands objectifs”.
Propos recueillis par Anne-Sophie Hojlo et François Sionneau