Il était une fois la Renaissance. Le siècle des humanistes

Best-sellers, petits juges et chasse aux sorcières

Par David Caviglioli

Ce n’est pas seulement au Moyen Age qu’on a envoyé les sorcières au bûcher, mais à la Renaissance, entre l’invention de l’imprimerie et celle de l’Etat moderne

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Le pays Basque a toujours posé problème. En janvier 1609, Pierre de Lancre, conseiller au parlement de Bordeaux, époux de la petite-nièce de Montaigne, reçoit une lettre de Paris. On lui explique qu’un petit seigneur du Béarn a vu son château réquisitionné par une meute de sorcières le temps d’un sabbat et qu’il a fini la soirée apeuré, persuadé que l’une d’elles lui suçait le sang. Voilà longtemps déjà, lui raconte-t-on, que les femmes du pays, notamment les veuves, deviennent folles à la nuit tombée, se lient à Satan et dansent avec des crapauds.

Lancre, l’homme du monde, se rend sur place. Il n’ignore rien de ce qui l’attend. Les sorcières font partie du paysage. Il a sûrement lu le « Malleus Maleficarum », le traité de démonologie écrit par deux dominicains allemands en 1487, premier livre de poche de l’histoire, réédité plusieurs dizaines de fois depuis. Comme beaucoup de gens de son rang, il a dû apprécier le « Discours des sorciers » d’Henry Boguet, dans lequel ce consciencieux légiste relate les procès de sorcières qu’il a menés dans le Jura, lui aussi voué au Diable et aux chats noirs. Boguet a tout d’un moderne: il déconseille les tortures inutiles et recommande d’étrangler les condamnés avant de les mettre au feu – sauf les loups-garous, « qu’il faut avoir bien soin de brûler vifs ». Il pense que les âmes de moins de 14 ans n’intéressent pas le Diable, bien qu’il ait eu affaire à la petite Louise Maillat, 8 ans, possédée par pas moins de cinq démons. Par ailleurs, Lancre sait sans doute qu’il reste environ deux millions de damnés à exterminer en Europe, chiffre avancé dans « De la démomanie des sorciers », l’ouvrage illuminé de Jean Bodin, le théoricien fondateur de l’Etat moderne et souverain. Enfin, il est conscient que le problème de la sorcellerie appelle des solutions radicales: un demi-siècle plus tôt à Toulouse, il aura fallu envoyer 400 personnes au bûcher ; en Lorraine, le terrible Nicolas Rémy a passé, en trente ans, entre deux et trois mille sorciers et sorcières par les flammes. Lui aussi écrivit son best-seller « humaniste » sur le sujet…

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Dagli Orti
Une sorcière de Patinir

Lors des procès qu’il commence à conduire, Pierre de Lancre se découvre une pointe de fascination pour les récits de ces sabbats, auxquels se rendent, paraît-il, des prêtres et des gens de bien. Les sorcières qu’il juge devinent son goût pour l’horrible, comprennent qu’il est un homme à séduire. C’est justement là qu’elles excellent. Certaines s’endorment pendant les audiences, puis se réveillent en clamant que Satan vient de les faire jouir. La plus hardie a 17 ans, on l’appelle la Murgui. Elle affiche ses penchants lesbiens, dénonce les femmes plus belles qu’elle, roule des hanches, multiplie les détails scabreux que son accent espagnol rend presque charmants. Le petit juge croit trop à Satan pour voir le Diable où il est vraiment. Il est sous le charme. La délation va bon train pendant les quatre mois de procès. Près de quatre-vingts sorcières sont brûlées vives. Bien entendu, Lancre en tire un livre.

Ces aimables magistrats-écrivains, de Rémy le Lorrain à Lancre le Bordelais, montrent deux obsessions. La première est sexuelle. Ils sentent que la débauche prospère dans les sabbats. Ils soupçonnent les paysans de s’y livrer aux joies de l’inceste et de l’adultère, désinhibés par la magie noire de païennes échevelées. L’aigreur de ces juges est toute masculine. Devant leurs tribunaux, huit fois sur dix, le mot « condamné » est à mettre au féminin. Pour eux, la sorcière renvoie non seulement à l’incarnation du Mal, mais aussi à bien pire: à la vérité même de la femme, qui s’obstine à être sujette au désir quand ils voudraient qu’elle n’en soit qu’objet.

Leur seconde obsession est politique. Les inquisiteurs savent que, depuis le XIIIe siècle, les sabbats dans lesquels des serfs à bout de nerfs défient les pouvoirs religieux et féodaux par des danses bestiales sont des foyers de révolte. Et ils veulent prouver que les tout jeunes tribunaux d’Etat pourraient réussir là où la justice épiscopale a échoué, éteindre ces voix discordantes venues d’on ne sait où. A travers la sorcière, ils s’attaquent aux figures de l’altérité, celles du Juif, du païen et du cabaliste. Dans ces grands bûchers européens, en plus des 50.000 personnes qui y trouvèrent la mort, disparut toute une tradition magique. La Renaissance ne pouvait pas supporter d’être prise de haut par des noctambules mystiques qui dansent avec des crapauds.

D. C.

A lire

« La Sorcière », par Jules Michelet, GF-Flammarion.

« Histoire de la sorcellerie », par Colette Arnould, Tallandier.

« Le Corps du Diable », par Esther Cohen, Léo Scheer.

Source : « Le Nouvel Observateur » du 23 décembre 2009

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