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I. Résumé

« Si un voleur vole, on n’a pas besoin d’un procès. Il est tué sur place. »

‒ C.I., commune de Butaganzwa, province de Ruyigi, 7 juillet 2009.

Simon Ruberankiko a été brûlé vif par ses voisins le 1er août 2009. Ruberankiko, un homme séropositif de 54 ans, malade au point de ne plus pouvoir cultiver ses propres champs, était sorti furtivement de chez lui la nuit pour voler de la nourriture dans les champs d’un voisin. Furieux qu’il ait volé un régime de bananes, des habitants de la localité l’ont attrapé, battu et recouvert d’herbe sèche à laquelle ils ont mis le feu. Quelques jours auparavant, un autre voleur présumé avait été brûlé vif à quelques kilomètres de là. Personne n’a été arrêté pour aucun des deux meurtres.

Le meurtre de Simon Ruberankiko a eu lieu sur une colline rurale de Muyinga, l’une des provinces du Burundi où la « justice populaire » est la plus courante. À la mi-2009, en l’espace de quatre mois, au moins neuf personnes ont été tuées dans des circonstances similaires à Muyinga, et une dixième a failli subir le même sort, faisant de Muyinga l’une des provinces les plus dangereuses du Burundi pour les personnes accusées de méfaits.

Dans un premier temps, la police a fait montre de quelques velléités d’enquêter sur le meurtre de Ruberankiko mais elle a rapidement renoncé en l’absence de toute assistance des administratifs à la base (responsables de l’administration locale) qui lui donnaient l’impression de protéger les meneurs du groupe de lyncheurs. La plupart des agressions liées à la « justice » populaire —dont au moins 74 meurtres sur l’ensemble du pays en 2009 et au moins 59 cas où les victimes ont été blessées—n’ont donné lieu à aucune enquête policière.

Ces personnes ont subi la vindicte populaire pour divers délits présumés, notamment pour adultère, vol simple (commis sans violence ou autres circonstances aggravantes), vol à main armée, viol et meurtre. Lorsque les chercheurs de Human Rights Watch et l’Association pour la Protection des Droits Humains et des Personnes Détenues (APRODH) ont demandé aux habitants—dont certains ont révélé d’eux-mêmes qu’ils avaient participé aux meurtres— d’expliquer pourquoi ces personnes soupçonnées de délits étaient si fréquemment tuées plutôt que d’être remises à la police, les réponses étaient presque toujours identiques. Les gens ont déclaré qu’ils n’avaient plus confiance dans les forces de police ni dans le système judiciaire qui sont paralysés par la corruption, l’incompétence et un manque de moyens. Le même commentaire revenait souvent : « Lorsque nous appréhendons des voleurs et les remettons à la police, ils sont libérés deux ou trois jours plus tard. Alors nous avons décidé de nous charger nous-mêmes de la justice. »

Le fait que la justice populaire fasse si rarement l’objet d’une enquête, et encore plus rarement d’un châtiment, montre une acceptation implicite de cette pratique par les autorités de l’État. Aux termes du droit international, l’État est tenu de garantir la sécurité de tous ses citoyens, y compris de ceux qui sont soupçonnés de délits. Mais certains responsables, en particulier au niveau local, participent eux-mêmes aux actes de justice populaire. D’autres ferment les yeux. Mal formés, débordés et sous-équipés, les policiers se mettent dans bien des cas en défaut d’ouvrir des enquêtes. Parfois, ils expriment ouvertement leur soutien à ceux qui sont prêts à se charger de rendre justice eux-mêmes : un chef de poste de la police à Mutaho, dans la province de Gitega, a déclaré à Human Rights Watch et à l’APRODH que toute personne qui attrapait quelqu’un en flagrant délit de vol la nuit pouvait légitimement tuer le voleur.

Les meurtres de présumés criminels décrits dans le présent rapport ont lieu dans le contexte d’un pays émergeant d’un conflit et rongé par une effroyable pauvreté. La guerre civile de 1993-2009 a détruit les infrastructures et affaibli les institutions publiques, ainsi que la confiance envers l’administration publique. Elle laisse derrière elle un appareil judiciaire en proie aux difficultés et des forces de police qui ont dû être reconstruites en repartant de zéro.

Les Burundais espéraient que les élections démocratiques de 2005 et la fin de la plupart des combats en 2006 déboucheraient sur une meilleure sécurité, une justice impartiale et un niveau de vie plus élevé. Même si le sentiment de sécurité de la majeure partie des Burundais s’est légèrement amélioré, le Burundi continue d’être confronté à une combinaison explosive de facteurs, à savoir la pauvreté, l’absence de forces de police efficaces, la circulation de dizaines de milliers d’armes légères, ainsi que l’insuffisance de perspectives économiques et éducatives, en particulier pour les milliers de jeunes excombattants que la guerre a laissés dans son sillage. Ces facteurs empêchent tout recul des différents types de criminalité, du vol simple au meurtre.

Aucune statistique fiable sur la justice populaire au Burundi n’existait avant 2008, moment où la mission des Nations Unies au Burundi—qui avait prêté attention au problème et ouvert des enquêtes sur certains cas dès son arrivée dans le pays en 2004—a commencé à rassembler systématiquement des données sur ce type de meurtres et de passages à tabac. En dépit du manque de données, la plupart des observateurs burundais ont toutefois laissé entendre à Human Rights Watch et à l’APRODH que la justice populaire était rare avant la guerre civile qui a touché le pays de 1993 à 2009 et que le phénomène est apparu et a pris de l’ampleur pendant la guerre et après celle-ci. La guerre a rendu la population insensible à la violence, ont-ils expliqué. Parce que la fin de la guerre n’a pas débouché rapidement sur l’instauration de l’État de droit, et parce que le système judiciaire demeure corrompu et miné par un manque de moyens, les Burundais victimes de délits ne s’attendent ni à une protection de la police, ni à une justice dispensée par les tribunaux, et ils préfèrent souvent recourir à la force pour se protéger. Dans ce contexte, la justice populaire est devenue une pratique courante dans la plupart des régions du pays.

Le Président Pierre Nkurunziza a dénoncé la justice populaire, mais les prises de position contradictoires exprimées par les hautes autorités burundaises atténuent la force de son message. La population garde encore clairement en mémoire les encouragements manifestes à la justice populaire de l’ex-président Domitien Ndayizeye, au pouvoir de 2003 à 2005. Au sein de l’administration actuelle, le porte-parole de la police nationale, Pierre Channel Ntarabaganyi, a fait l’éloge des actions de foule entreprises par la population pour protéger la sécurité publique, et certains chefs de la police locale et administratifs à la base ont adopté un discours similaire. Ces déclarations et actions de responsables sont parfois le reflet des efforts qu’ils déploient pour se poser en « durs qui répriment la criminalité » et renforcer ainsi le soutien de la population à leur égard ; dans d’autres cas, elles reflètent le sentiment apparemment sincère qu’en l’absence de solutions efficaces venant d’en haut pour réprimer la criminalité, « les voleurs méritent la mort ».

Le présent rapport démontre que la justice populaire et la réponse qu’y apporte le gouvernement constituent des violations des droits humains principalement à deux niveaux. Tout d’abord, les responsables de l’État jouent un rôle direct dans certains meurtres et passages à tabac ; ils y contribuent directement, par exemple en mettant sur pied des « comités de sécurité » non formés, autorisés à opérer en marge de la loi ; ou ils demeurent sans réaction, laissant les lynchages avoir lieu. Ensuite, dans presque chaque cas analysé par Human Rights Watch et l’APRODH, les enquêtes de la police et de l’appareil judiciaire sur des actes de justice populaire se sont avérées insuffisantes ou n’ont jamais vu le jour.

Aux termes du droit burundais et du droit international, les victimes d’infractions ont droit à la justice, notamment à l’ouverture d’enquêtes par le gouvernement, tandis que les auteurs présumés d’infractions ont droit au respect des droits de la défense et à un procès équitable. Dans bon nombre de cas, le Burundi ne garantit aucun de ces droits. Lorsque des présumés

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La complicité des autorités contribue aux attaques contre de présumés malfaiteurs

Mars 26, 2010
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Léocadie Irankunda a été battue jusqu’à perdre connaissance par une foule en colère qui l’accusait de vol et parmi laquelle se trouvait un responsable local. Elle montre les cicatrices qu’elle présente à la tête et la blouse déchirée qu’elle portait au moment de l’agression. La foule a tué son présumé complice, Cyprien Habonimana.

© 2009 Martina Bacigalupo

« Trop de responsables ferment les yeux devant la justice populaire qui est endémique au Burundi. L’État a pourtant le devoir de garantir la sécurité de ses citoyens, même s’ils sont soupçonnés d’avoir commis un délit. »

Georgette Gagnon, directrice de la division Afrique

(Bujumbura, le 26 mars 2010) – Au Burundi, les attaques perpétrées par des foules contre de présumés malfaiteurs, souvent avec la complicité des autorités, ont conduit à au moins 75 meurtres en 2009, ont déclaré Human Rights Watch et l’Association pour la Protection des Droits Humains et des Personnes Détenues (APRODH) dans un rapport publié aujourd’hui. Le gouvernement burundais devrait mettre fin à l’implication des autorités dans des actes de « justice populaire » et traduire les responsables en justice, ont souligné Human Rights Watch et l’APRODH.

Le rapport de 111 pages, intitulé « La ‘justice’ populaire au Burundi : Complicité des autorités et impunité », révèle que les autorités ont parfois été directement impliquées dans des meurtres par lynchage et des passages à tabac de présumés malfaiteurs, ou ont facilité ces actes en mettant sur pied des « comités de sécurité » non formés qui opèrent en marge de la loi. Dans d’autres cas, des agents de l’État ont assisté sans réagir à des attaques menées par une foule contre de présumés malfaiteurs. Le rapport, résultat de sept mois de recherches sur le terrain, relève que ces meurtres ne débouchent que rarement sur l’ouverture d’enquêtes officielles, et encore moins sur des poursuites judiciaires.

« Trop de responsables ferment les yeux devant la justice populaire qui est endémique au Burundi », a dénoncé Georgette Gagnon, directrice de la division Afrique à Human Rights Watch. « L’État a pourtant le devoir de garantir la sécurité de ses citoyens, même s’ils sont soupçonnés d’avoir commis un délit. »

Le rôle joué par certains responsables locaux va d’une implication directe dans des actes de violence populaire à des connivences pour étouffer les affaires. Dans la commune de Buraza, un membre du conseil local de colline aurait participé au meurtre par lynchage d’un présumé voleur, Cyprien Habonimana, et à la torture de sa complice présumée. Dans la commune de Mutaho, un chef de poste de la police a déclaré à Human Rights Watch et à l’APRODH que toute personne surprenant quelqu’un en flagrant délit de vol dans son champ la nuit pouvait légitimement tuer le suspect ; ce chef de poste a refusé d’enquêter sur ce type de meurtres, même lorsque l’identité des meneurs était bien connue. Dans la commune de Kinyinya, les responsables administratifs ont dissimulé des informations à la police au sujet du meurtre par lynchage de deux jeunes soupçonnés d’avoir volé un vélo.

Rares sont les cas de violence populaire qui ont donné lieu à des enquêtes ou à des arrestations, et aucune de ces affaires n’avait encore abouti à une condamnation en février 2010.

Néanmoins, dans certains cas, les responsables de la police et de l’administration ont cherché à s’interposer dans des actes de violence populaire, mettant parfois grandement en péril leur propre vie. Dans la commune de Giteranyi, par exemple, un responsable communal a tenté d’emmener sur sa moto un homme soupçonné de meurtre afin de le mettre en sécurité, se frayant un passage à travers une foule en colère qu’il a estimée à 2 000 personnes. La foule a jeté des pierres sur le responsable communal, qui s’est vu obligé d’abandonner l’homme qu’il avait pris en charge.

À Bujumbura, un présumé voleur de moto sauvé de la vindicte populaire par la police a confié à Human Rights Watch : « Je ne m’en serais jamais sorti vivant si la police n’avait pas été là. »

Presque un quart des affaires décrites dans le rapport ont eu lieu dans la province de Ruyigi, théâtre de 17 des 75 meurtres par lynchage enregistrés en 2009. Ngozi, Bujumbura Mairie, Bujumbura Rural, Gitega et Muyinga figurent parmi les autres provinces fortement touchées.

Human Rights Watch et l’APRODH ont révélé que parmi les facteurs contribuant au phénomène de justice populaire figure notamment le manque de confiance dans la police et dans l’appareil judiciaire, tous deux minés par la corruption, l’incompétence et un manque de moyens. De nombreux Burundais croient que toute personne soupçonnée d’infraction peut obtenir sa libération de prison en versant un pot-de-vin, ce qui rend le système de justice officielle inopérant. Ces conditions donnent lieu à de graves problèmes sur le plan des droits humains.

« Les Burundais qui sont victimes d’un délit n’attendent aucune protection de la part de la police et aucune justice de la part des tribunaux. Ils préfèrent souvent recourir à la force pour se protéger », a expliqué Pierre Claver Mbonimpa, président de l’APRODH. « Pour mettre fin à la justice populaire, il faudrait que le gouvernement prenne des mesures urgentes pour rétablir la confiance de la population dans la police et dans le système judiciaire. »

Human Rights Watch et l’APRODH ont appelé le gouvernement à mettre un terme à l’impunité dont jouissent les auteurs d’actes de justice populaire, lesquels devraient être traduits en justice comme le sont les autres responsables d’infractions graves. Le gouvernement devrait lancer une vaste campagne de sensibilisation du public visant à améliorer sa compréhension du système de justice pénale et à décourager la justice populaire. Le gouvernement devrait par ailleurs remédier aux déficiences de la police et de l’appareil judiciaire qui contribuent à la perpétration de ces meurtres, ont souligné les deux organisations.

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