Point de vue
Une imposture bulgare ?, par François Frison-Roche
LE MONDE | 14.02.09 | 13h30  •  Mis à jour le 14.02.09 | 13h30

ingt ans après la fin du régime communiste et deux ans après son entrée dans l’Union européenne, la Bulgarie n’est pas à la hauteur des attentes qu’elle suscitait parmi ses partenaires. Au-delà de la suppression récente de fonds d’adhésion pour fraudes, elle inquiète au point que la mise en application de la clause de sauvegarde en matière judiciaire prévue à l’article 38 du traité d’adhésion est évoquée par certains Etats membres. Depuis de nombreuses années, le système judiciaire, pilier de toute démocratie, est miné par la criminalisation rampante de l’Etat et la corruption. L’exemple récent de ce que l’on appelle “l’affaire Borilski” en est une illustration.

Martin Borilski était un jeune Bulgare de 24 ans en quatrième année de droit à Paris. En juillet 2000, il a été assassiné de 93 coups de couteau. Malgré les preuves scientifiques accumulées par la police française et transmises à la justice bulgare, ses meurtriers présumés, deux Bulgares qui étaient parvenus à quitter la France, viennent d’être acquittés en appel. Bien que les autorités françaises aient manifesté une très grande vigilance sur ce dossier (l’ambassadeur de France s’est déplacé lors du premier procès devant le tribunal de Choumen, la garde des sceaux a évoqué l’affaire avec son homologue bulgare), l’aboutissement judiciaire de ce crime après neuf ans de procédure est révélateur d’une justice dévoyée, achetée, gangrenée.

L’un des deux accusés, Gueorgui J., n’est autre que le fils d’un ancien haut responsable du service de l’instruction devenu “avocat d’affaires” très influent dans la principale ville côtière de la mer Noire. Il ne fait pas de doute que ce “jugement” est un déni de justice. Obtenu par corruption ? Sous la menace ? A “l’incompréhension” exprimée par l’ambassadeur de France après ce verdict, la ministre de la justice bulgare a déclaré à la télévision que la justice était “indépendante”. Force est de constater que l’impunité totale dont certains peuvent se prévaloir du fait de leurs liens politiques ou de l’influence que leur procure leur fortune est une caractéristique locale.

On assiste depuis de nombreuses années, dans les Balkans et en Bulgarie en particulier, à un phénomène de criminalisation de l’Etat. Ce phénomène est plus dangereux que les manifestations de criminalité économique et de corruption que dénonce avec raison l’UE. Après la chute du “parti-Etat” communiste, la machine de l’Etat – son administration, son système judiciaire, sa police – n’a pas acquis la capacité à exercer ses missions régulatrices et de “bonne gouvernance”. Faute de volonté politique et d’un personnel de remplacement qualifié, les nouveaux organes institutionnels mis en place à l’époque ont été “investis” pour être instrumentalisés au profit de quelques groupes de personnes cherchant à s’approprier un maximum de ressources. Non seulement le Parlement, le gouvernement, la présidence de la République, les municipalités, la Prokuratura, les hautes instances judiciaires, la police… sont concernés, mais aussi les partis politiques et les médias.

Des listes encore incomplètes ont été publiées, recensant les très nombreuses personnes occupant des postes de responsabilité dans tous ces secteurs et qui ont par le passé appartenu aux services de sécurité du régime communiste ou collaboré avec eux. Certains hauts responsables de ces anciens services, reconvertis dans “les affaires”, gravitent aussi autour du pouvoir de manière efficace. La Bulgarie est un petit pays, ses “élites” sont restreintes et, dans chaque secteur, tout le monde connaît tout le monde. Les biographies peuvent être facilement reconstituées.

Un ancien ambassadeur américain à Sofia soulignait dans une formule caustique que “le problème avec la criminalité organisée bulgare, c’est qu’elle est trop bien organisée”. Il faisait allusion à la filiation entre l’ancienne sécurité d’Etat dissoute au début de la transition et les principaux dirigeants de ces “groupes économiques” (dont l’origine des fonds laisse perplexes tous les experts occidentaux).

Deux sortes de criminalité organisée coexistent en Bulgarie. Si l’une est issue d’en bas, dirigée par des petits gangsters et autres trafiquants de tout poil, l’autre est organisée d’en haut par des gens éduqués, bien informés, qui ont une bonne connaissance des circuits les plus rémunérateurs et disposent d’un “portefeuille relationnel” conséquent dans les pays de l’espace postcommuniste. La première se met souvent au service de la seconde pour accomplir ses basses oeuvres.

Chacune a ses clans, ses secteurs d’activité privilégiée, son implantation géographique, ses codes, et il arrive, à l’occasion, que les loups se dévorent entre eux. Le plus grave est que depuis deux décennies, cette petite élite de la nomenklatura communiste est arrivée à mettre les représentants du pouvoir politique bulgare sous dépendance. Elle peut les influencer et faire en sorte que leurs choix législatifs la gênent le moins possible. Elle peut les manipuler, voire les corrompre, pour gagner du temps. Elle peut aussi avoir recours à l’assassinat pour se débarrasser d’un concurrent, intimider les entourages ou “redistribuer les cartes” comme ce fut le cas en 1996 avec le meurtre devant son domicile de l’ancien premier ministre Andreï Loukanov (trop bien informé sans doute sur les “ressources financières” disséminées à l’étranger par l’ancien Parti communiste) ou, en 2005, avec l’exécution en plein centre de Sofia du “banquier” Emil Kiulev, un ami proche de l’actuel président de la République. Ceux qui tentent d’enquêter et de dénoncer, comme le journaliste Ognian Stefanov, sont au mieux tabassés.

Gueorgui Stoev, lui, auteur de plusieurs ouvrages sur la mafia, a été assassiné dans la foule à un arrêt de bus il y a quelques mois à peine. La parution d’un livre du journaliste d’investigation allemand Jürgen Roth présentant des faisceaux d’indices concordants sur la criminalité organisée en Bulgarie a levé le voile. Même si l’opacité est la règle en la matière, le phénomène est donc bien cerné. Mais en Bulgarie, après quelques jours de scandale, le silence revient, la chape de plomb retombe, l’impunité continue. Il serait absurde et faux de dire que tous les responsables bulgares sont corrompus, mais beaucoup ont peur. Quand l’Etat est défaillant, c’est la loi du plus fort qui prévaut et, comme le dit un proverbe bulgare, “tête courbée n’est pas coupée”

Dans ce contexte, les autorités gouvernementales bulgares – de gauche ou de droite, actuelles ou futures – sont-elles en mesure de faire preuve de volonté politique comme le demande l’UE ? En l’état actuel, la réponse est négative. Que va-t-il alors se passer ? Des promesses seront évidemment faites à l’UE, des lois plus sophistiquées seront même adoptées, mais elles ne seront pas ou mal appliquées. Quelques affaires de corruption avérée seront mises en avant pour distraire l’opinion et c’est ainsi, par exemple, que l’ancien directeur de l’entreprise de chauffage de Sofia (Toplofikatsia), pris la main dans le sac, devrait passer en justice. De même quelques fraudeurs aux fonds européens et quelques juges de second rang joueront le rôle de fusibles. Un espoir subsiste encore : c’est l’Europe et une occasion se présentera, à savoir les élections législatives.

Contrairement à ce qui se passe en Europe occidentale, l’opinion bulgare est en attente de “plus d’Europe”. Le rapport d’évaluation du commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures, Jacques Barrot, qui vient d’être rendu public, peut être un levier efficace pour susciter un électrochoc avant ces élections. Si rien n’est fait, si l’Europe ne répond pas aux demandes de l’opinion, les engagements des autorités, en fin de mandat et à bout de souffle, pourraient passer pour une imposture.

Chercheur au Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA) de Paris-II, spécialiste de la Bulgarie

Article paru dans l’édition du 15.02.09
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