LE MONDE | 14.10.09 | 15h04  •  Mis à jour le 14.10.09 | 17h43

n s’installant sur l’avenue parisienne des Champs-Elysées, Yassine Bouzrou, jeune avocat de 30 ans, s’est offert son propre plan marketing. Son bureau est minuscule, anonyme, sombre, déjà surchargé de dossiers. Mais peu importe : c’est l’adresse qui compte.

En haut des Champs, près de la place de l’Etoile, parce qu’aux yeux de ses principaux clients, originaires des cités, il est désormais “avocat Champs-Elysées”. Un statut social à part entière, pour les jeunes, que d’avoir un défenseur installé sur l’avenue parisienne. Infiniment mieux qu’une paire de Nike Air dans la hiérarchie symbolique des quartiers. Comme une belle voiture ou un costume de “bogos”. Avoir un avocat Champs-Elysées, c’est le signe qu’on joue dans la cour des grands, sous-entendu pas très loin des grands voyous.

Yassine Bouzrou s’était d’abord installé dans un minuscule bureau dans le 1er arrondissement de Paris. Mais ses clients ne trouvaient jamais ses locaux. Depuis qu’il est en haut des Champs, à côté du McDonald’s, tout s’est arrangé. Ses clients ne se perdent plus. Et des clients, il commence par en ramasser en nombre, son nom circulant dans le petit monde des cités. Car le jeune avocat est un acharné, passionné de procédure pénale, convaincu de pouvoir dénicher les preuves “des bavures policières”. Comme dans l’affaire Abou Bakari Tandia, un sans-papiers qui tombe dans le coma et meurt après son passage en garde à vue au commissariat de Courbevoie en janvier 2004.

Une sale histoire, mais sa première affaire importante. Yassine Bouzrou venait tout juste de prêter serment en 2007 et de s’installer à son compte. Peu d’affaires, donc “beaucoup de temps pour étudier le dossier”, au point qu’il en connaît désormais certains procès-verbaux par coeur. Dans un premier temps, le parquet classe l’affaire sans suite, reprenant les déclarations des policiers, qui affirment que le sans-papiers est mort après s’être jeté la tête contre le mur. Lui fouille, demande des actes, s’étonne de l’absence de certaines pièces, notamment du dossier médical.

Avec une association de soutien, il dépose plainte pour obtenir la nomination d’un juge. Après quatre ans d’un combat sans relâche, il obtient la réalisation de nouvelles expertises. Lesquelles viennent de démontrer que la version policière est “peu compatible” avec les constatations médico-légales (Le Monde du 4 septembre).

Jusqu’à l’âge de 14 ans, il voulait banalement être footballeur professionnel, avant-centre, évidemment, comme tout bon avocat. Mais un incident le fait basculer. En quatrième, à Courbevoie, il se retrouve au milieu d’une bagarre générale. On l’accuse d’avoir frappé un de ses camarades. “Injustement”, dit-il. Lui a le profil du coupable idéal : hyperactif, suffisamment intelligent pour répondre et argumenter face aux enseignants, il a la réputation de pourrir la vie des classes. “Je rendais les profs fous de rage.” L’adolescent est convoqué devant le conseil de discipline. Verdict : exclusion définitive de l’établissement. “Un simulacre.” Son premier scandale judiciaire, plaide-t-il, en reconnaissant toutefois avoir été “un emmerdeur”.

Il atterrit à Puteaux dans un collège “de voyous”. La catastrophe. Trop de mauvaises fréquentations. Ses parents l’expédient dans un internat privé, hors contrat, au Pré-Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis. Pour la famille, c’est un choix financier difficile : ses parents, arrivés du Maroc dans les années 1960, ne roulent pas sur l’or ; sa mère est garde-malade, son père, chauffeur livreur. Mais il est inconcevable, pour eux, qu’un de leurs enfants se perde et n’obtienne pas de diplôme. Ses quatre frères, âgés de 23 à 36 ans, ont tous réussi à s’insérer. L’un est agent immobilier. Un autre producteur de musique. Le troisième commercial. Le dernier étudiant.

Le pensionnat donc pour le jeune Yassine. Une discipline de fer. Vie en dortoir. Travail forcené. Le choc est efficace. Il reprend pied, calme son tempérament d’agitateur. Et finit par obtenir son baccalauréat au rattrapage. “Un bac techno”, de ceux qui permettent généralement d’accéder à l’université pour mieux y échouer ensuite. Mais, pour le jeune homme, le droit agit comme un révélateur. “Pour la première fois, pendant mes études de droit, j’ai été un bon élève.” Il se met à travailler.

Au culot, il se fait inviter dans une soirée du barreau de Versailles et entre en contact avec un ténor, Jean-Yves Liénart. Il lui dit qu’il rêve de faire un stage dans son cabinet. “Bienvenue à bord”, lui répond le pénaliste. Même culot avec Jean-Yves Le Borgne, avocat d’affaires. Un ami doit déjeuner avec l’avocat, il s’incruste et le convainc de lui offrir un stage non rémunéré. “Je voulais travailler avec les meilleurs.” Il obtient son diplôme d’avocat et ouvre dans la foulée son propre cabinet. “J’avais fait mes calculs : en obtenant un nouveau client par semaine, c’était jouable.” Pari gagné : il obtient trois relaxes sur ses quatre premiers dossiers. “Le monde des pénalistes est assez petit. Les grands noms envoient leurs collaborateurs sur les petites affaires. Je pouvais largement tenir la concurrence. Et j’étais moins cher…” Le bouche-à-oreille commence à fonctionner. On l’appelle, on le recommande. Un des accusés du “gang des barbares” entend parler de lui en prison et le désigne comme défenseur. Il obtient son acquittement sur cinq des six infractions reprochées. Verdict : 5 ans de prison, une peine inespérée. Beau joueur, l’expérimenté Philippe Bilger, l’avocat général dans le procès, qui avait demandé une peine de 10 ans contre son client, le décrit comme “un des meilleurs” avocats de sa génération.

Dans son combat, il n’hésite pas à médiatiser. Parce que la justice est ainsi faite qu’il faut parfois la bousculer pour l’obliger à se mobiliser. Comme sur l’affaire Tandia, où le parquet a longtemps défendu les thèses des policiers, malgré leur caractère peu vraisemblable. Ou sur l’histoire du jeune homme frappé par des policiers à Montfermeil en octobre 2008, devant la caméra d’un habitant. L’avocat est convaincu que, sans médiatisation, le procureur n’aurait jamais accepté d’ouvrir une information judiciaire.

“Dans certains cas, les liens entre le parquet et les auteurs de l’infraction sont trop étroits”, se désole l’avocat. Depuis six mois, il a franchi un nouveau cap : il intervient sur la radio Générations 88.2 pour donner des conseils. Sur le droit et le cannabis. Sur les gardes à vue ou les contrôles d’identité. “Je n’accepte pas de constater que certains tribunaux condamnent plus sévèrement les jeunes de banlieue.” Yassine Bouzrou n’est pas un militant de la banlieue. En bon avocat, il voudrait juste éviter que les cités ne deviennent des zones de non-droit(s).

Luc Bronner (Photo Bruno Lévy pour “Le Monde”)

Parcours
1979 Naissance à Bezons (Val-d’Oise).

1999 Baccalauréat technologique (STT), au rattrapage.

2000 Débute ses études de droit.

2007 Obtient son diplôme d’avocat et ouvre son cabinet.

2008 Affaire Abou Bakari Tandia, un sans-papiers mort après son passage en garde à vue au commissariat de Courbevoie.

2009 Emission sur Générations 88.2.

Article paru dans l’édition du 15.10.09
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