Laura Saban n’a plus de larmes ; elle a trop pleuré son enfant. Assise sur les lamelles boisées d’un banc de la 14e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny, l’épaule collée à celle de son mari Ersan Sakip, la jeune femme pétrit une pochette, du même noir que sa chevelure et ses habits. Ses pieds trépignent sur la moquette grise, comme par temps froid. Sous ses yeux sombres, de lourds cernes. Autour d’elle, on dirait que flotte un nuage d’absence : Laura, 31 ans, est là sans y être, écrasée par les tubes et les poutres en béton armé de ce palais de justice édifié tel un petit Beaubourg.
Laura dit « avoir pris du Lexomil pour tenir ». Pour endurer le rappel des faits qu’énonce, avec délicatesse, la juge Catherine Bretagne. L’arrivée de la famille chez ses cousins Abaz, dans une HLM de Sevran (Seine-Saint-Denis). La porte qui s’ouvre, et le chien Scarface qui s’élance vers les trois enfants de Laura. Le grand-père Sakip qui vite protège les deux aînés, hélas pas Fatima installée dans sa poussette. Le molosse de 70 kilos qui se jette sur la fillette de 17 mois. Ses hurlements. C’est cela que les parents revivent dans l’enceinte judiciaire impersonnelle. Me Véronique Rey, leur avocate, s’excuse de devoir préciser l’épilogue de cette scène cauchemardesque : « Le grand-père et le cousin se sont mis à califourchon sur le chien qui emprisonnait entre ses mâchoires la tête de Fatima. Il leur a fallu dix minutes pour la délivrer… »
Une corde, un bâton et 10m2
Dix minutes de cris aigus, déchirants, que le frère et la sœur de la victime, alors âgés de 3 et 8 ans, ne parviennent pas à oublier. Deux internes se sont évanouis après avoir vu « le crâne fracassé » de Fatima. Mais, à observer Severdzan Abaz et son fils Abas, jugés ici, on n’a guère l’impression que ce vendredi 9 juin 2006 a chamboulé leur vie. Le père est poursuivi pour homicide involontaire, que son défenseur Virginie Blancan qualifie d’accident, et même d’« enchaînement de couacs ». Le fils, propriétaire de la bête qu’il avait abandonnée à son paternel depuis un an, répète à l’envi que l’american staffordshire terrier sans papier ni vaccin était « gentil ». Il l’a eu bébé, dans la cité, en échange d’un téléphone portable. Il l’a dressé pour garder son magasin. La procureure Nadine Perrin est curieuse de la vie du chien. Quel était son quotidien ? Abas Abaz le promenait une heure par jour.
Abaz père le muselait dans l’appartement, l’attachait au radiateur dans une chambre de 10 m2. Tous deux lui donnaient des coups de bâton s’il résistait aux ordres. « Comment s’étonner… », soupire le magistrat. « Habituellement, on l’enfermait quand des gens venaient », insiste Severdzan, qui remonte son pantalon sur sa chemise rayée. Son fils, bras croisés sur veste de costume gris, jambes écartées, admet qu’il « fallait faire attention ».
Le 9 juin, Scarface était libre. Mais, croix de bois, croix de fer, « c’était un gentil chien ». Me Rey, n’y tenant plus, fustige « la décontraction incroyable » des prévenus, qui « n’ont jamais présenté d’excuses. Votre inconscience, votre incivilité me scandalisent. Et plus encore que vous ne l’assumiez pas ! » Le tribunal, sans doute choqué par l’attitude des deux hommes, les a condamnés à verser 115.000 euros de dommages et intérêts à la famille de Fatima. Le président Meyer leur a en outre infligé des peines de prison : un an, dont six mois ferme pour le père ; six mois, dont moitié seulement de sursis pour le fils. En quittant le palais à 18 h 30, ils semblaient quelque peu hébétés, se plaignant de leur sort. Ils n’ont pas adressé un regard aux parents de Fatima.
Isabelle Horlans,
le mardi 17 novembre 2009 à 10:41
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