Etat des lieux de la justice française

par SEDNA le 10 octobre 2009

A l’occasion de la tenue d’une AG commune mercredi dernier, les sections des 6ème et 7ème arrondissements avaient invité Dominique Barella, procureur en détachement et ancien président de l’Union syndicale de la magistrature (USM), à faire le point sur la situation du système judiciaire français et les réformes en cours. L’occasion d’un état des lieux particulièrement préoccupant de la Justice en France…

Dominique Barella, à qui il a parfois été reproché d’avoir une vision « trop pessimiste » de la Justice, n’en démord pas et dresse un constat implacable. Un véritable réquisitoire contre les vices de l’organisation judiciaire française qui donne un poids considérable à l’exécutif et au Président de la République de surcroît. Des vices aggravés par un discours dangereusement démagogique de Nicolas Sarkozy, en violation répétée de la séparation des pouvoirs, et auxquels il faut ajouter le cruel manque de moyens humains et budgétaires dont souffre la Justice en France.

Un agencement des pouvoirs problématique doublé de pratiques dangereuses

Historiquement, la France semble animée par un regret de la figure du roi et la recherche, à travers la figure du Président de la République, d’un « souverain républicain », sorte de Saint-Louis et de recours suprême. Dans cette configuration, le cadre constitutionnel de la Vème République confère au Chef de l’Etat des attributs d’essence monarchique, notamment en matière judiciaire avec le droit de grâce.

Une instance telle que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), placée sous la présidence du Chef de l’Etat illustre le caractère exorbitant de ses pouvoirs. Le Président dispose en effet de pouvoirs de nomination importants en matière judiciaire. Dans la pratique, celui-ci a su utiliser pleinement ses pouvoirs.

L’économie générale des pouvoirs souffre ainsi d’un double déséquilibre avec, d’une part, un poids considérable donné à l’exécutif dans le domaine judiciaire et, d’autre part, au sein même de l’exécutif, une concentration des pouvoirs dans les mains du Président de la République. Et l’on peut s’associer au propos de Dominique Barella pour ajouter que la Constitution de 1958 – ce qui est tout sauf anodin – ne reconnaît pas le statut de « pouvoir » à l’organe judiciaire.

A cet agencement des pouvoirs très particulier s’ajoute un ensemble de pratiques douteuses du point de vue de la séparation des pouvoirs. La proximité manifeste – jusqu’au tutoiement – entre Nicolas Sarkozy et Laurent Le Mesle, Procureur de la République de Paris, lui-même ancien directeur de cabinet de Dominique Perben et Pascal Clément, est assez troublante. Certaines attitudes du politique à l’égard de la Justice surprennent souvent nos voisins. Les journalistes anglo-saxons ont ainsi jugé inimaginables chez eux les commentaires peu amènes des amis politiques d’Alain Juppé à l’occasion de sa condamnation dans l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris.

Nicolas Sarkozy, multirécidiviste de la violation de la séparation des pouvoirs

Sur fond de séparation fragile des pouvoirs, le discours politique ambiant sur la Justice se distingue par une démagogie dont les déclarations intempestives de Nicolas Sarkozy sont emblématiques.

Ce discours de l’immédiateté, à l’affût du moindre fait divers n’est pas compatible avec une Justice sereine. Pis encore, le zèle avec lequel il est mis l’accent sur le respect de la victime est de nature à nourrir un esprit de vengeance dont une Justice efficace a justement vocation à nous préserver. Ce discours se focalise par ailleurs exclusivement sur la justice pénale, négligeant un pan majeur qu’est la justice civile qui touche pourtant à la vie quotidienne des citoyens.

Ce discours est inquiétant en ce qu’il érige aussi la détention provisoire en principe de précaution alors même que l’affaire d’Outreau en a révélé les scandaleuses limites. Chaque année, 830 détentions provisoires se soldent par une relaxe ou un non lieu.

Au-delà du discours, les faits : au cours du passage de Nicolas Sarkozy place Beauvau, le nombre de gardes à vue est passé de 330 000 à 530 000 avec un risque que ces gardes à vue débouchent sur une détention provisoire. A la clef pourtant, une absence de condamnation et même une absence de poursuites dans la plupart des cas. Et le « laxisme » supposé des juges n’est pas en cause : sur la même période, un durcissement des décisions rendues est nettement perceptible (le taux d’incarcération par rapport aux affaires jugées est en nette augmentation). On peut donc être tenté de voir dans cette politique une volonté d’affichage, au mépris de la présomption d’innocence.

Autre trait du discours de Nicolas Sarkozy : la focalisation sur le risque de récidive (huit réformes, souvent faites à la hâte, en six ans !) et le dénigrement de la libération conditionnelle, notamment à l’occasion de l’affaire Crémel, une jeune femme assassinée par un individu qui avait bénéficié d’une libération conditionnelle. A l’inverse, le député Jean-Luc Warsmann (UMP) avait courageusement rappelé que la libération conditionnelle est une garantie de sécurité en ce qu’elle est assortie d’un contrôle social serré, à l’inverse des sorties dites « sèches »… Le comble de la dénonciation démagogique de la libération conditionnelle est que ce sont ceux-là même qui participent par leurs décisions à la dégradation de ses conditions qui la stigmatisent.

Sur le jugement des personnes pénalement irresponsables, Dominique Barella a mis en évidence le caractère politiquement irresponsable quant à lui d’une décision qui irait dans ce sens. Un individu très perturbé, incapable de se défendre, est en revanche capable d’avouer des horreurs complètement fausses à un jury. S’il s’agit de donner à la famille de la victime un « faux coupable », cela n’a aucun sens.

En revanche, on peut être surpris par le discours du Président à Jouy-en-Josas devant l’université d’été du Medef au sujet du droit pénal financier. L’admiration du modèle américain par Nicolas Sarkozy semble ne pas concerner la délinquance financière, très sévèrement punie outre Atlantique…

Grands peurs et misères de la Justice française

Ces dérives s’ajoutent au manque de moyens humains et budgétaires dont souffre la Justice en France, beaucoup moins bien dotée que ses homologues chez nos voisins. Les inégalités territoriales de moyens sont saisissantes. La situation au tribunal de Bobigny est déplorable : des personnes convoqués par la Justice peuvent attendre toute la journée leur jugement dans les couloirs, parfois au contact des autres parties…

Il en découle des délais interminables, très variables selon la notoriété de la victime…

Dans certains tribunaux, les audiences se tiennent jusque très tard dans le nuit. La tension est maximale à ces heures, si bien que des prévenus ont pu faire des tentatives de suicide lors de l’audience. Il découle de ces dysfonctionnements que la France apparaît dans le Livre des (mauvais) records européens en matière judiciaire : il est arrivé qu’une audience en matière criminelle dure 26 heures d’affilée !

Ces dysfonctionnements ont pour autre conséquence une nette dégradation de la perception de la Justice par les Français : dans les enquêtes d’opinion, 80% d’entre eux estiment qu’ils « auraient peur » s’ils avaient affaire à la Justice. A cet égard Outreau a constitué un véritable traumatisme mais peut être « un mal pour un bien » selon André Vallini. Certains élus ont tout de même été jusqu’à se réjouir en privé de cette dramatique affaire qu’ils ont perçu comme un élément salutaire d’affaiblissement et d’abaissement de la Justice, dont la stigmatisation excessive du Juge Burgaud est emblématique.

Ce cynisme en révèle peut-être un plus grand : celui d’une volonté politique d’affaiblir la Justice, de la discréditer.

Pour une Justice dotée de moyens à la hauteur de nos ambitions

La gauche ne doit pas céder à la facilité et proposer des changements ambitieux au service de la Justice. Il doit y avoir une « réponse de gauche à la délinquance ».

Le changement doit déjà passer par un accroissement des moyens afin de rompre avec la multiplication du recours au « juge unique » (intervenue souvent pour des raisons d’économies budgétaires), plus sujet à des pressions médiatiques qu’un collège de juges. Une telle rupture comporte un coût élevé, mais n’est-ce pas le prix d’une Justice respectueuse des droits de chacun ?

Par ailleurs, des règles doivent mieux garantir la neutralité. Par exemple, conformément aux recommandations du Conseil de l’Europe, la France devrait assurer dans les instances de nomination, comme le CSM, une parité magistrats professionnels/non-professionnels. L’autorégulation n’est jamais une bonne solution. A l’image des conseils d’ordres professionnels, elle aboutit au conformisme et à l’auto-reproduction.

Il faut aussi plus de fluidité dans les carrières professionnelles, plus de souplesse.

Pour reconquérir les citoyens, la Justice française doit s’interroger sur la place qu’elle peut leur faire. Il faut s’interroger sur la pratique de l’échevinage. Cette pratique ne présente pas de risques de dérives en Cour d’Assises. En revanche, une professionnalisation des tribunaux de commerce doit être envisagée pour pallier les dysfonctionnements dont ils font l’objet.

Enfin, pour rapprocher le citoyen de la Justice, une éducation au droit est essentielle.

Ces quelques pistes ambitieuses doivent inviter la gauche à dépasser l’inquiétude qu’inspire un tel état des lieux de la Justice en France pour promouvoir une politique volontariste, à la hauteur de nos valeurs et de nos ambitions.

Bastien Taloc

Vendredi 28 septembre 2007

– Publié dans : Questions de société

Justice française : un état des lieux préoccupant, un devoir de changement pour la gauche

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