Les empoisonneurs (1/5). En 1994, la petite Emilie Tarnay décède en Seine-Maritime
Par PATRICIA TOURANCHEAU
Juste après la fête médiévale dans le bourg de Gruchet-le-Valasse (Seine-Maritime), samedi 11 juin 1994, la petite Emilie Tanay, 9 ans, retourne chez les Tocqueville, parents de son copain de classe, avale à 20 heures une cuillerée de Josacine pour la toux, grimace à cause du «mauvais goût», tombe dans le coma à 20h19 et rend son dernier souffle à 22h30.
La première autopsie n’explique pas les causes de sa mort. Mais le légiste qui pratique la seconde n’a aucun doute : «Sa couleur particulière m’a sauté aux yeux, rouge vermillon égale intoxication au cyanure. Le rose bonbon, c’est les barbituriques.» L’analyse de toxicologie confirme. La fillette a «un sang trop alcalin, un PH à 11 au lieu de 7,4, signe d’une intoxication aiguë et mortelle au cyanure» versé dans son sirop.
«Clic». Qui a empoisonné Emilie Tanay ? Pour quel mobile ? «Notre enfant mise sous scellés puis rendue : elle avait subi deux autopsies. Une poupée de chiffons qu’on a découpée dans tous les sens», dira le père, Denis Tanay. Les parents, suspectés, sont placés en garde à vue sitôt l’enterrement : «On n’a pas été ménagés.» Corinne, la mère, explique que le flacon d’antibiotique est resté dans un buffet de la maison ouverte et inoccupée le matin du 11 juin, mais que personne n’a pu rentrer pour empoisonner la Josacine. Car elle a bien entendu «le clic» du bouchon quand elle l’a préparé plus tard en ajoutant de l’eau à la poudre antibiotique.
Les 35 gendarmes qui enquêtent tous azimuts découvrent alors la liaison entre Sylvie Tocqueville, secrétaire de mairie, qui gardait Emilie ce week-end-là et Jean-Marc Deperrois, élu de la municipalité de Gruchet-le-Valasse. Placé sur écoutes, ce chef d’une entreprise locale reçoit un étrange appel le 22 juin d’un certain «Alain» qui lui demande s’il lui reste «du produit» et s’il n’a pas été «inquiété». Deperrois répond, gêné, qu’il en a utilisé un peu puis a jeté le reste. Le capitaine Martinez contacte le fameux «Alain» qui lui annonce avoir vendu, en mai 1994, un kilo de «cyanure de sodium» à Deperrois, pour «noircir des métaux» dans son entreprise. Le gendarme n’en revient pas : «Attendez, vous pouvez me répéter s’il vous plaît?»
Interrogé, Deperrois traite «Alain» de «menteur», nie «avec aplomb» et finit par craquer. Il a bien acheté ce cyanure pour «étalonner la caméra infrarouge» de sa boîte, mais en vain. Il a «paniqué» en apprenant la mort par empoisonnement de la petite Tanay à 100 mètres de son entreprise, une «coïncidence» qui l’a incité à se débarrasser du reste du cyanure dans la Seine six jours après le crime.
Deperrois ment avec une telle assurance que les gendarmes ont du mal à douter de sa culpabilité. En plus, les soupçons s’accumulent. Le jour où il prétend avoir «paniqué» et jeté le cyanure, nul n’avait encore révélé la présence de ce poison dans le corps de l’enfant. Ce samedi fatal, il a pu entrer dans la maison des Tocqueville attenante à l’Hôtel de Ville. Enfin, il a un mobile : une passion amoureuse pour la secrétaire de mairie, Sylvie.
Poursuivant cette piste, les enquêteurs découvrent que Jean-Marc Deperrois a même demandé à Jean-Michel Tocqueville, son ancien camarade scout de la patrouille des Sangliers, «de quitter Sylvie» à laquelle il tient énormément. «Et crois-moi»,a-t-il ajouté, «ce n’est pas pour le coup de quéquette». Le deuxième adjoint au maire, Deperrois, n’a fait l’amour avec la jolie rousse Sylvie Tocqueville qu’une seule fois, le 7 mars 1994, au bout de quinze mois de tentation.
Adepte des Témoins de Jéhovah, Sylvie Tocqueville ne veut pas de relations sexuelles adultères car c’est un péché. Mais elle entretient depuis novembre 1992 une liaison amoureuse avec Jean-Marc Deperrois, toujours fourré dans son logement de fonction lorsque son mari est au boulot. Malgré «ses sentiments» pour le deuxième adjoint au maire, Mme Tocqueville refuse de se séparer du «père de ses enfants».
Cible. Malgré les incartades de sa femme, Jean-Michel Tocqueville, lui, veut rester avec elle et rembarre Deperrois qui insiste : «Va voir un psychiatre.» Début mai 1994, l’amoureux transi achète donc du cyanure pour un «usage professionnel» douteux. Six semaines plus tard, Deperrois apprend de la bouche de Sylvie que son mari a fait un malaise cardiaque au point de «se voir partir» et de se faire prescrire un traitement. Le lendemain, 11 juin 1994, Deperrois aurait donc versé du cyanure dans le flacon de médicament posé en évidence dans le salon des Tocqueville, le croyant réservé au mari cardiaque et récalcitrant de sa maîtresse. Il ignore que les Tocqueville hébergent ce jour-là une petite fille qui a apporté son sirop de Josacine pour la toux.
Pour le juge du Havre, Christian Balayn, qui instruit l’affaire, Deperrois se trompe de cible, alors «fondé à croire que le médicament non rangé qui se trouvait sur la table de la salle à manger était destiné au mari, ce qui explique l’erreur sur la personne». Le témoignage des Madeleine, des voisins toujours à épier derrière les rideaux qui ont vu l’amant Deperrois rentrer deux fois auparavant chez les Tocqueville en leur absence, les mains protégées par des gants en latex, ont étayé la thèse de la préméditation.
«Loto». A défaut de preuve formelle et d’aveux, la cour d’assises de Seine-Maritime a condamné, le 25 mai 1997, Jean-Marc Deperrois à vingt ans de réclusion criminelle pour ce crime passionnel manqué, sur la foi d’un faisceau de présomptions ainsi exposé au procès par le capitaine Martinez : «Deperrois n’était peut-être pas le seul à avoir du cyanure et n’était pas le seul aux abords de la mairie ce jour-là. Mais tout ensemble, cela fait beaucoup d’éléments. C’est comme au loto : si on a un bon numéro toutes les semaines, on déchire le ticket. Mais le jour où l’on a six bons numéros ensemble, on a le ticket gagnant.» La cour n’a pas prêté l’oreille aux corbeaux indignés qui l’ont inondée de lettres anonymes telles «Deperrois est innocent. Le coupable est une femme.» Comme si le poison restait l’arme du crime typiquement féminine et le fusil de chasse l’apanage des hommes.
L’empoisonneur a été libéré en 2006 au bout de douze ans de détention puis, soutenu par le vitupérant comité de soutien monté par son épouse, a demandé la révision de son procès. Les partisans de l’erreur judiciaire ont soutenu l’hypothèse de «l’accident domestique». Ils n’ont pas hésité à accuser la petite Emilie (ou sa mère) d’avoir versé par mégarde sur la poudre de Josacine, non pas de l’eau, mais un produit à base de cyanure destiné à tuer les taupes laissé sous l’évier. «Un pur délire irrationnel», selon Me Laurent de Caunes, avocat de la famille Tanay.
La révision a été refusée le 9 février 2009 car de nouveaux experts toxicologues ont considéré – comme les premiers – que les impuretés du cyanure (phosphate, potassium, strontium) des deux lots de Prolabo acquis à l’époque par Deperrois se retrouvent «en concentration comparable» dans la Josacine empoisonnée. Une «signature» donc.
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