Alors qu’il approchait de ses 26 ans,Jean-Pierre Duboeuf contracta mariage avec une demoiselle Bonon, prénommée Marie-Louise, qui avait à peu près son âge. C’était le 17 février 1885. La signature du contrat eut lieu dans une petite commune du département de la Loire, Chambon-Feugerolles. C’est assez joli, là-bas ; la petite rivière qui arrose le village s’appelle l’Ondaine et le parc naturel du Pilat est tout proche. Un cadre rêvé pour une idylle.
Comme les deux pigeons de la fable, Jean-Pierre et Marie-Louise s’aimèrent d’amour tendre, au moins deux ou trois ans. Puis ils durent quitter leur nid pour aller vivre à Nancy où le jeune homme avait trouvé du travail.
Là, les conditions de cohabitation se dégradèrent. La suite de l’histoire nous apprend que Madame était, peut-être, de mœurs légères, et que Monsieur, peut-être buvait et la nourrissait mal. Toujours est-il qu’un jour, Jean-Pierre Duboeuf dut aller faire un séjour en centre hospitalier, à Nancy, et lorsqu’il ressortit, le divorce des deux ex-tourtereaux était mûr pour être consommé. On a deux versions de ceci qui se passa lorsque Jean-Pierre, alors âge de 32 ans, sorti guéri de l’hôpital de Nancy, en 1891. Version du mari : « Lorsque je suis rentré à notre domicile en sortant de l’hôpital, dit-il, ma femme n’était plus là, elle avait quitté le domicile conjugal… »
Version de l’épouse : « C’est faux. Lorsqu’il est rentré de l’hôpital, dit-elle, mon mari a émis le désir de retourner seul, au Chambon-Feugerolles pour y travailler ; il m’avait promis de m’envoyer les fonds nécessaires, sitôt qu’il les aurait ». Et alors ? « Et alors, poursuit Marie-Louise, les fonds ne sont jamais venus ». Et alors ? « Et alors, continue-t-elle, j’ai décidé, moi de partir travailler à Paris ; je l’ai fait savoir à mon mari et pour toute réponse, il m’a dit que son désir, à ce moment-là, était de divorcer ». Ces témoignages ont été recueillis par les enquêteurs au moment où la Cour d’Assises de Saône-et-Loire eut à examiner, en 1903, le cas de bigamie de Jean-Pierre Duboeuf. Car c’est comme cela que finit l’idylle commencée sur les bords de l’Ondaine dix-huit ans plus tôt : par une comparution devant les Assises de Chalon-sur-Saône. Les faits sont assez clairs. Jean-Pierre Duboeuf avait manifestement averti sa femme qu’il comptait demander le divorce. Mais il avait arrêté ses démarches à cette lettre. Or il ne suffit pas d’une déclaration d’intention à son ou sa partenaire pour obtenir le divorce. En 1903 c’était encore plus vrai qu’aujourd’hui.
S’estimant cependant délié et libre, Jean-Pierre Duboeuf se remaria en 1899 à Chalon-sur-Saône. Qu’est-ce que cet homme de la Loire faisait à Chalon à la fin du XIXe siècle ? Il était venu y travailler. Il avait débarqué là au mois de juillet (ou d’août) 1898 et avait trouvé du travail au Petit-Creusot.
Le Petit-Creusot… On appelait ainsi, à l’époque, une succursale des établissements Schneider du Creusot. Les ateliers étaient situés en bord de Saône, rive gauche, en face de la sucrerie. On y fabriquait de l’armement. Jean-Pierre Duboeuf savait travailler le fer (plus tard, il s’installera forgeront à Authumes, petit village bressan du canton de Pierre.
Il travailla au Petit-Creusot pendant cinq mois, (5 août 1898-6 janvier 1899), et demeura à Chalon pendant cette période. C’est dans cette ville qu’il fit la connaissance d’une jeune femme de 22 ou 23 ans, Marie Chapuis, domestique. Nouvelle idylle. Et nouveau Mariage. Un peu rapide : la cérémonie a lieu le 3 mars 1899. Pour se marier, il faut des papiers, qu’on se procure à la mairie de sa commune de naissance.
Jean-Pierre Duboeuf écrit donc à la mairie de Chambon-Feugerolles, en « oubliant » de préciser quelle était le demande de son refus. Il reçoit les papiers qui ne mentionnent pas qu’il a déjà été marié. Et la mairie de Chalon-sur-Saône donc publie les bancs et procède au mariage. Cette fois, pour Jean-Pierre Duboeuf, les choses sont plus simples que lors de son premier mariage. Marie et Jean-Pierre s’entendent bien, pour ce qu’on en sait et font ensemble, assez rapidement, trois enfants. Seulement voilà, la première épouse un beau matin se rappelle au bon souvenir de celui qui se croit son ex. Et lorsqu’elle s’aperçoit qu’il vit avec une autre femme, dûment marié, elle alerte les autorités. Sommé de s’expliquer, le bigame plaide la bonne foi et l’ignorance.
« J’ignorais les principes de la loi, essaie-t-il d’alléguer. Je ne croyais pas commettre un crime en contractant une nouvelle union alors que j’étais encore engagé dans les liens de la première ». Ben voyons !
L’homme, on s’en doute, a beaucoup de mal à faire admettre cela aux enquêteurs chargés d’instruire son affaire, d’autant qu’en demandant à la mairie de sa commune d’origine, les documents nécessaires à ce second mariage, il avait soigneusement évité de dire à quel usage il les destinait.
L’enquête nous apprendra aussi qu’au moment de son second mariage, un de ses témoins (un ami qui le connaissait « de loin ») lui fit remarquer qu’il le croyait déjà marié. Duboeuf ne nia pas : « C’est exact, dit-il, j’ai déjà été marié, mais ma femme et morte, me voilà bien débarrassé… »
Les deux assertions étaient fausses : la première femme était on ne peut plus vivante et Duboeuf n’allait pas en être débarrassé de sitôt. Car bien sûr procès il y eut. Procès aux Assises, s’il vous plaît…
Contenu Long Les deux assertions étaient fausses : la première femme était on ne peut plus vivante et Duboeuf n’allait pas en être débarrassé de sitôt. Car bien sûr procès il y eut. Procès aux Assises, s’il vous plaît, car en ce temps-là la bigamie était considéré comme un « crime ».
Et à ce procès, Mme Duboeuf première du nom vint assister. Les trois heures de l’audience, le mardi 28 juillet 1903 furent assez cocasses. Même le procureur de la République s’en mêla, on va le voir. Questionné sur les raisons pour lesquelles il était retourné seul au Chambon-Feugerolles à sa sortie de l’hôpital de Nancy, Jean-Pierre Duboeuf répondra simplement que cela lui semblait compliqué, et que de plus il n’en avait pas très envie parce que sa femme avait un « type » qui la retenait à Nancy.
Et à la question suivante, lorsque le président des Assises l’interroge sur la lettre que sa femme lui a adressée, un peu plus tard, de Paris, l’homme à la barre indique que cette lettre lui réclamait de l’argent et que s’il a refusé d’en envoyer, c’était parce qu’« elle l’aurait donné à son type ». De son interrogatoire, il ressortit que Jean-Pierre Duboeuf n’était pas un mauvais bougre, mais que ce n’était pas non plus le gendre dont reverraient toutes les mamans. Moyennement courageux, plutôt dépensier, ayant fréquemment soif…Un peu macho aussi.
Mais en 1900, certaines femmes n’en faisaient pas une affaire. Ainsi la seconde Madame Duboeuf, petite jeune femme de 28 ans au jour du procès, comme on lui demandait si son mari la frappait, eut ce mot : «Mais non, je vous l’ai déjà dit, il était très gentil. Une fois il m’a donné une gifle, mais je l’avais bien mérité ». (Rires dans l’assistance). Lorsque la parole échut au procureur de la République, les rires redoublèrent. «Puisque le bigame a voulu deux femmes, dit-il, la société devrait le laisser avec ses deux femmes, en liberté, avec obligation de les avoir toujours près de lui, et aussi de satisfaire à tous ses devoirs conjugaux… Il verra…» Le ministère public rappela tout de même l’article 340 du code pénal qui punit l’acte de bigamie et demandant, sans grande conviction, une condamnation avec de la prison avec sursis. Pour l’avocat de la défense, c’était pain béni. Il sollicita sans trop y croire l’acquittement. Les jurés suivirent sans grande difficulté les conclusions de l’avocat de la défense. À l’issue de leur délibéré, ils rentrèrent en séance en rapportant un verdict d’acquittement. Duboeuf quitta la salle d’un air satisfait, s’engageant dans les couloirs, au milieu de la foule qui n’a d’yeux que pour lui. Et dans cette foule deux femmes. La première, qui s’approche de lui et lui saute presque au cou.
Duboeuf est une seconde sur la défensive et finalement lui accorde le baiser… pendant que la seconde, qui, rappelons-le, a eu trois enfants avec l’acquitté est là, tout près, qui considère la scène sans s’émouvoir outre mesure. Quelle situation, grands dieux ! conclut le chroniqueur du « Courrier de Saône-et-Loire » dans lequel nous avons trouvé le compte rendu de cette audience. … À peu près le même jour, et dans le même journal, un autre chroniqueur, rendant compte lui d’une audience de « police correctionnelle », annonçait qu’un nommé Benjamin Boiret, cultivateur à St-Christophe-en-Bresse, et une nommée Marie François, sa domestique comparaissaient sous l’inculpation d’adultère. C’est le maire de la commune, un nommé Jeannin, qui les avait surpris et établi le constat d’adultère.
Le fermier et la servante, indique le journal, avaient été condamnés solidairement à une amende de 16 francs. En lisant l’heureuse issue du procès Duboeuf, M. Boiret a dû regretter de n’avoir pas songé à épouser, en plus de sa femme légitime, sa domestique.
MICHEL LIMOGES
Chaque dimanche, Michel Limoges
revient pour nous sur les grandes affaires qui ont marqué notre région.
Publié le 13/12/2009
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