L’expérience de juré d’assises n’est pas indolore. Meurtres, viols, pédophilie, ces citoyens lambda entendent le pire sans pouvoir en parler, soumis qu’ils sont au devoir de réserve. Comment reprendre une vie normale après ? A Pau, un bref suivi psychiatrique est à l’essai.
Faire partie d’un jury d’assises est une expérience qui affecte ceux qui la traversent. – Dessins Mathias Gally pour Marianne.

D’habitude, fumer l’apaise. Mais la pause-cigarette n’a pas suffi ce jour-là. Pour la première fois de sa carrière, le juge Bobille a annoncé quarante-cinq minutes de suspension parce qu’il n’en pouvait plus. Durant cette session de décembre 2015, Francis Bobille préside les assises des Pyrénées-Atlantiques qui jugent la mère et le beau-père du petit Killian, 4 ans, battu à mort par le couple. Première épreuve : le magistrat a tenu à ce que les jurés regardent les photos de l’enfant de son vivant (une bouille irrésistible en doudoune bleue), puis sur son lit de mort. Seconde épreuve : le témoignage en larmes de l’infirmière aux urgences pédiatriques qui, chargée de soigner Killian cette nuit en enfer, confie avoir depuis changé de service «traumatisée à jamais». C’est triste à pleurer et presque tout le monde pleure dans la salle ornée de boiseries du palais de justice de Pau. Même un avocat, même un enquêteur chevronné. Tout le monde sauf le juge et les jurés, prisonniers de leur camisole d’impassibilité. Cette pause de quarante-cinq minutes, le président Bobille l’a décrétée pour lui, mais aussi pour eux. «J’ai eu besoin de prendre l’air, confie aujourd’hui le magistrat en costume-cravate, installé dans une salle à proximité de la majestueuse cour d’assises. J’ai suspendu l’audience parce que j’en étais à un stade où je ne pouvais plus absorber de souffrance. Je ne protégeais plus les jurés.»

Ses jurés. Le juge Bobille les couve du coin de l’œil à chaque procès, surveillant ceux qui menacent de craquer sous la pression de l’audience. Il les bichonne presque autant que son greffier qui les surnomme «mes pioupious». A Pau, comme dans toutes les juridictions, chaque affaire passant aux assises entraîne la désignation de neuf jurés, qui n’ont pour point commun que leur convocation, tombée un matin dans leur boîte aux lettres. Neuf citoyens lambda qui n’auraient jamais dû se rencontrer (ils sont 20 000 Français tirés au sort chaque année sur les listes électorales) si un mari planquant au congélo le cadavre de sa femme n’avait fait effraction dans leur vie.

«APRÈS LA SESSION, IL M’A ÉCRIT POUR ME DIRE QU’IL ÉTAIT ALLÉ VOIR UN PSY»

Coupés pendant trois semaines de leur famille et de leur travail, soudés par l’immersion au cœur d’éprouvants dossiers – c’est aux assises que l’on juge les infanticides, les viols ou les meurtres -, les jurés vivent en apnée obsédés par «leur» affaire jusqu’au moment du délibéré. Un huis clos d’une rare intensité où le sort de l’accusé est entre leurs mains : coupable ou innocent ? Dix ans ou perpétuité ? «Ce n’est pas rien d’être juré ! Vous basculez du jour au lendemain dans des faits divers, vous êtes confronté aux pires actes reprochés à l’être humain sans forcément avoir de filtre, explique Francis Bobille. La responsabilité de juger votre prochain vous tombe sur les épaules. Tout cela peut être traumatisant.» C’est pourquoi le magistrat a mis en place en collaboration avec le Dr Thierry Della, psychiatre au CHU de Pau et expert réputé auprès de la cour, une expérience unique en France : des cellules de soutien pour les jurés d’assises.

Au lendemain du dernier verdict de la session judiciaire, les volontaires reviennent au tribunal de Pau pour intégrer leur groupe de parole, chacun composé d’une dizaine de participants. Encadrés par un binôme de psychiatres et de psychologues rôdés à la cellule d’urgence médico-psychologique (Cump), les jurés partagent à tour de rôle leur ressenti sur cette expérience qui les empêche de fermer l’œil la nuit ou qui réactive de vieux traumatismes. L’unique séance dure une heure et demie. Bobille craignait qu’il n’y ait personne, tous reviennent. «Ce n’est pas une thérapie, plutôt un sas de décompression pour les aider à retrouver leur vie d’avant», précise-t-il. Le déclic lui est venu après avoir reçu la lettre d’un ancien juré, professeur de maths qui s’était coltiné trois affaires difficiles, dont celle d’une mère accusée de viol sur ses filles : «Après la session, il m’a écrit pour me dire que cette histoire l’avait tellement remué qu’il était allé voir un psy. Juré, c’est l’expérience d’une vie, j’ai entendu certains me dire : “Juré un jour, juré toujours.”»

Partager l’entre-soi de l’horreur

Ils sont cinq cobayes, trois hommes et deux femmes, à avoir accepté de nous raconter leur vie d’après. Ou comment le passage par la cellule de soutien les a aidés à reprendre leur train-train quotidien après avoir côtoyé l’indicible. Sans pouvoir parler de ça à leur entourage, les jurés partagent l’entre-soi de l’horreur réunis matin, midi et soir par un procès dont ils parlent sans relâche : ils déjeunent au même bistrot à deux pas du palais, dorment au même hôtel. Parce que cette expérience collective les a changés, Pierre, Fleur, Céline, Didier et Pierre ont tenu à raconter leur incursion dans l’arrière-boutique de la justice en veillant à ne jamais trahir le secret du délibéré – ce huis clos rendu célèbre à la fin des années 50 par le film de Sydney Lumet Douze hommes en colère, au cours duquel le seul juré en faveur de l’acquittement parvient à retourner, un à un, le vote de tous les autres.

*Dessins Mathias Gally pour Marianne.

L’ANGOISSE DE NE PAS ÊTRE À LA HAUTEUR, DE LOUPER UN DÉTAIL, DE LIBÉRER UN COUPABLE

Un verdict ne laisse jamais de marbre. A 43 ans, Pierre, barbe taillée et chemise bleue, employé de mairie, se souvient du silence qui a plombé le trajet en covoiturage ramenant chez eux les quatre jurés bayonnais à l’issue du procès pour meurtre d’un collégien de 13 ans, tué puis démembré à Pau, en 2011. Au soir du huitième jour de ce procès médiatisé, «humainement très dur à vivre», précise Pierre, la perpétuité est tombée pour le principal accusé. Ce soir-là, sur le chemin du retour, le silence s’est installé parmi les passagers, comme s’il fallait cette parenthèse kilométrique pour s’extraire du long tunnel qui les avait coupés du monde : «La route défilait, défilait, et personne ne parlait. Arrivés à Orthez, toujours pas un mot. Et puis, en arrivant sur Guiche, nous avons vu des cigognes sur les pylônes et quelqu’un a dit : “Tiens, elles sont encore là.”» La première phrase du retour à la vie. Pour ce novice qui ne connaissait rien au monde judiciaire si ce n’est à travers les séries télé sur son canapé, plonger dans le réel l’a éprouvé : «On se retrouve la gorge serrée à se demander comment on tient. J’ai pris conscience du poids de ma parole de juré, j’étais très concentré, sérieux, angoissé. Je connaissais la vie des accusés mieux que celle de mes meilleurs amis.» Une journée l’a particulièrement touché : le témoignage du médecin légiste qui a examiné le corps martyrisé de l’adolescent de 13 ans. «A ce moment-là, j’ai jeté un coup d’œil au père, qui a sombré. Ça nous touche en tant que parent, ça pourrait être nous sur le banc, à sa place. Quand je rentrais vers minuit de l’audience, mon fils dormait mais j’avais besoin de m’allonger à ses côtés.»

Une très lourde responsabilité

Les crimes sexuels ou les atrocités sur les enfants figurent parmi les dossiers ébranlant le plus les jurés qui cheminent entre le désir d’accomplir leur devoir de citoyen et leurs angoisses personnelles. L’angoisse, c’est leur maître mot. L’angoisse de ne pas être à la hauteur, l’angoisse de louper un détail, de libérer un coupable, d’envoyer en prison un innocent, de subir les représailles des proches… «Je suis trouillarde et hypersensible, je ne lis jamais les faits divers. Mes amies m’ont prévenue : “Tu ne pourras plus fermer tes volets tranquille !”, confie Fleur, blonde pétillante de 41 ans qui gère dans la vie une équipe de cuisiniers. Les représailles, j’y ai pensé, mais le président Bobille m’a assurée que les condamnés ne retiennent pas les visages des jurés. Celui du président et de leur avocat, oui, pas les nôtres.» Juré n° 22 sur plusieurs affaires – du meurtre, de la pédophilie et un infanticide -, Fleur s’est préparée à son rôle en visionnant comme le prévoit le dispositif d’accueil des jurés une vidéo pédagogique et en visitant la prison de Pau. «Quoiqu’on fasse, on en prend plein la figure ! Les assises, c’est le tourbillon, dit-elle. On vit coupé du temps, du travail, de la famille. On ne gère plus les devoirs des enfants. Pendant trois semaines, vous n’êtes plus le même.» Fleur n’a jamais assez de feuilles, elle note tout ce que disent les experts psychiatres pour se fabriquer des repères. Reconstitue le fil des dossiers auxquels les jurés n’ont pas accès : seule prime l’oralité des débats aux assises. La violence de la mère qui a battu à mort son enfant la chamboule. Le petit garçon avait presque le même âge que son fils. «En balade, le week-end, dès que mon fils sortait de mon champ de vision je paniquais, raconte-t-elle. Après le premier jour du procès, j’ai pleuré tout le retour en voiture. L’audience a duré trois jours, mais en vérité ça a duré plus que ça. Le petit garçon, je le voyais dans ma chambre tous les soirs.»

«ÇA N’EST PAS RIEN DE COLLER QUINZE ANS À UN TYPE DANS UNE VIE»

Il existe en France peu d’études scientifiques consacrées à la souffrance psychique des jurés populaires. L’une des rares enquêtes menée auprès d’une cinquantaine d’anciens jurés en Rhône-Alpes par l’équipe du psychologue Jean-Pierre Durif-Varembont, chercheur à l’université de Lyon-II, confirme les effets secondaires d’un tel voyage dans les tréfonds de l’humanité : «Aller au bout du jugement, être éprouvé fortement sur le plan émotionnel et affectif sans rien pouvoir manifester publiquement entraîne pour les jurés une souffrance psychique qui se traduit pour certains par de la tension nerveuse, de la fatigue, des difficultés de sommeil, et pour d’autres par des troubles psychosomatiques du type maux de ventre.» A 64 ans, Pierre peut confirmer : «On se réveille à 4 heures du matin pour aller aux toilettes et le procès tourne en boucle dans la tête. Pas la peine de me recoucher, je prenais mon petit déjeuner !» Des procès – ceux de l’ETA -, cet ancien grand reporter aujourd’hui à la retraite en a couvert pour son journal, mais prêter serment dans le décorum intimidant des assises, c’est autre chose. En toute «conscience», suivant son «intime conviction»… le bel article 304 du code pénal prend corps. «On réalise que ça n’est pas rien de coller quinze ans à un type dans une vie», relève Pierre, lunettes et pull noué sur les épaules, tiré au sort sur une affaire de pédophilie. Un casse-tête : l’accusé avoue une partie des faits reprochés mais nie le reste. «Il l’a fait, ou il ne l’a pas fait ? Tout le week-end la question m’a taraudé. J’ai tenté de m’échapper deux heures à vélo et je ne me souviens même pas où je suis passé ! raconte-t-il. En vérité, mon cerveau se trouvait à 100 bornes de là : au palais de justice. Heureusement qu’au moment du vote notre voix compte pour un neuvième et que nous échangeons entre nous : est-ce qu’il est dangereux pour la société ? Est-ce qu’il va recommencer ?» En se retrouvant chaque soir pour boire un coup et débriefer l’audience, le petit groupe soudé s’adonne avec l’ex-reporter à son rituel favori empreint d’humour noir : imaginer un titre pour l’article du lendemain. «On est obligé de rigoler pour détendre l’atmosphère. C’est violent, ce qui se joue à l’audience, poursuit Pierre. Vous n’êtes pas là uniquement pour juger l’accusé, mais pour entendre les victimes. Des petites qui défilent, les unes après les autres, pour raconter des choses que vous n’avez pas forcément envie d’entendre. Aujourd’hui, ne comptez pas sur moi pour laisser passer un geste pervers ou équivoque sur une fillette. Les assises, ça nous met en alerte : on a plus une théorie, on a un vécu.»

Mettre des mots sur leurs émotions

Le président Bobille compare l’expérience des jurés à ceux qui ont été confrontés au feu et qui se retranchent dans le silence. D’où l’intérêt du groupe de parole imaginé avec le Dr Della en s’appuyant sur la solide expérience de la cellule d’urgence médico-psychologique (Cump) de Pau intervenue à Paris au lendemain des attentats de novembre ou à Nice après le 14 juillet. La comparaison s’arrête là. «Les jurés ne sont pas des victimes et nous n’allons pas leur faire un débriefing, précise le psychiatre Thierry Della. Nous mettons à profit notre expérience pour les aider à mettre des mots sur leurs émotions, l’effroi, la tristesse, l’horreur qu’ils n’ont pas le droit d’exprimer à l’audience et qu’ils ont du mal à partager avec leur entourage. Pour vous donner une idée, c’est un peu comme une jeune femme qui vient de se faire braquer à la banque. Elle a cru qu’elle allait mourir jusqu’à l’arrivée de la police. Elle raconte ce qui vient de lui arriver à son mari qui lui répond : “Qu’est-ce que tu en as à faire ? C’est pas ton argent !”»

Avoir été juré, c’est ça. Ce n’est pas leur liberté, leur casier judiciaire qui sont impactés, il n’empêche que les assises les lestent d’un poids dont ils parlent une heure et demie sous la supervision des psys dans une salle du tribunal. «Un traumatisme ? Le mot est un peu fort, mais ça a suscité chez moi un besoin de parler, concède Céline, élégante brune de 42 ans responsable dans l’événementiel qui a partagé son désarroi au sein de la cellule de soutien. La vie d’après, on y retourne de manière progressive, on a du mal à s’y replonger.»

L’EXPÉRIENCE DE JURÉ A CHANGÉ LEUR REGARD DE CITOYEN SUR LA JUSTICE

Désignée sur une histoire d’inceste, Céline a été confrontée à l’avenir brisé d’une jeune femme «brillante, intelligente, un superjob à la cellule de surveillance de l’Elysée», qu’elle appelle encore par son prénom. «Je sais que la nature humaine n’est pas parfaite, mais je l’ai vu de manière concrète en entrant de plein fouet dans l’intimité de la victime. On se dit que ça n’arrive qu’aux autres ; aux assises, on réalise que les autres, c’est soi. Je suis plus vigilante quand je donne des consignes à mes enfants de 16 et 14 ans. Je leur dis de faire plus attention.» Les psys lui ont expliqué les étapes traversées habituellement (l’angoisse, l’insomnie, la culpabilité…), cette théorisation lui a fait du bien : «Ça soulage d’entendre que, si on ne se sent pas bien, c’est normal !»

Même les plus costauds s’épanchent. Comme le skipper à la retraite de 63 ans, Didier, de nombreuses courses au large et trois procès comme juré. Des coups de chien, le navigateur en a essuyé en solitaire, mais rien ne l’avait préparé à affronter la dévastation d’une grand-mère qui raconte à la barre la perte de sa fille et de sa petite-fille dans l’incendie provoqué par son gendre. «Il faut rester neutre, à ce moment précis notre meilleur soutien psychologique, c’est le regard du président Bobille», confie Didier. Le marin ne voit pas sa participation au groupe de parole comme un aveu de faiblesse, mais comme une transition vers la vie normale : «En rentrant chez moi, j’ai vécu ce moment bizarre où je me sentais encore là-bas. Je pensais à ce monsieur qui avait pris vingt-cinq ans de prison et qui avait fait appel. Quand on annonce le verdict, c’est dur. J’en ai beaucoup discuté avec ma compagne, mais ça m’intéressait de savoir comment d’autres jurés vivaient les choses.» Le partage des émotions fait partie des piliers du dispositif, comme l’explique le psychiatre Bartholomé Komivi-Azorbly, qui pilote cette supervision : «Ça les rassure d’entendre que leur voisin a ressenti la même chose. C’est le lieu où ils peuvent tout dire sans regard moralisateur. L’un peut exprimer sa colère, l’autre son empathie pour un violeur multirécidiviste dont l’enfance fut difficile. Le fait de vider son sac quand on s’est trouvé dans une situation émotionnelle intense aide à tourner la page.»

Des liens impérissables se tissent

Fleur, Céline, les deux Pierre et Didier assurent que leur passage chez les psys du palais leur a fait gagner du temps. «J’ai suivi leur conseil, qui consiste à tout raconter une bonne fois à mes proches pour ne plus nourrir ce fantasme d’avoir été juré», résume Pierre, l’employé de mairie. Tous les cinq se disent prêts à revivre l’expérience de juré qui a changé leur regard de citoyen sur la justice et les a rendus plus à l’écoute. Une matinée de supervision coûte 1 500 € – le défraiement des jurés, les psys intervenant bénévolement. «Tant que ça marche, je continue, se réjouit le juge Bobille. Ça n’a rien d’un gadget : un juré qui a le sentiment du devoir accompli, c’est une pierre pour construire la paix sociale.» De retour dans leur vie, les jurés gardent le contact ainsi qu’une proximité avec l’affaire à la date anniversaire du procès ou à l’approche d’une remise en liberté. Il leur arrive encore de tressaillir en entendant dans une cour d’école le prénom du petit garçon battu à mort, ou en croisant sur la route une Jeep Cherokee, le modèle conduit par un meurtrier. Juré un jour, juré toujours.

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