À l’occasion du 30e anniversaire de la condamnation de Klaus Barbie pour crime contre l’humanité, les archives du procès ont été ouvertes par les ministres de la justice et de la culture. Découverte du fonds avec le directeur des archives départementales de Lyon.

Les locaux des archives départementales du Rhône.

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Les locaux des archives départementales du Rhône. / Bruno Amsellem/Divergence pour La Croix

Pieds de basalte, corps de métal couleur or, tête de verre. Dans le quartier d’affaires de la Part-Dieu à Lyon, non loin de la bibliothèque municipale, le bâtiment des archives départementales du Rhône attire la lumière, de jour comme de nuit. Le long de la ligne de tramway, ses mensurations offrent une image de la profondeur du temps : trois cubes de six niveaux, quasiment 14 000 m2 dont plus de 8 000 occupés par les magasins d’archives. Depuis deux ans, l’œuvre de l’architecte Bruno Dumetier abrite le travail minutieux opéré par les archivistes du Rhône depuis la seconde moitié du XIXe siècle. 42 kilomètres de documents datés de 861 à nos jours dont sept mètres linéaires désormais accessibles à tous : les archives du procès de Klaus Barbie, versées en 2011 et ouvertes au public le 3 juillet dernier.

Pour accéder au magasin 10, il faut quitter la transparence du bureau de Bruno Galland, conservateur général du patrimoine, médiéviste et directeur des archives départementales. Longer un couloir gris dont le sol recouvert de moquette rappelle que le labeur ici s’effectue en silence. Emprunter l’un des ascenseurs qui relient les étages supérieurs vitrés aux « cubes » où le papier est à l’abri de la lumière extérieure. Et enfin, au niveau 6, en salle 10, actionner le système d’ouverture et faire coulisser la lourde porte rouge – seule touche de couleur dans cet univers monochrome.

Sur les rayonnages sont posées d’épaisses boîtes grises contenant les 94 articles du fonds, classés et rangés dans d’uniformes pochettes beiges, sous la cote 4544W. Entre deux étagères métalliques, Bruno Galland plante un tout autre décor.

5 février 1983. Retrouvé en Bolivie grâce à l’acharnement de Beate et Serge Klarsfeld et finalement expulsé, Klaus Barbie arrive à Lyon et est écroué à la prison de Montluc où il a sévi pendant la Seconde Guerre mondiale. Déjà jugé et condamné par contumace en 1952 et 1954 pour crimes de guerre, il bénéficie de la prescription pénale qui ne permet pas de mettre à exécution une condamnation criminelle prononcée depuis plus de vingt ans. Il sera donc jugé par une juridiction de droit commun et, pour la première fois en France, pour crime contre l’humanité, imprescriptible depuis 1964.

À la justice revient la lourde tâche de rechercher des exactions oubliées dans les précédentes poursuites, susceptibles de recevoir cette qualification, et d’autoriser un troisième procès, cette fois en présence du « boucher de Lyon ». Trois chefs d’accusation sont retenus : la rafle de la rue Sainte-Catherine le 9 février 1943 ; l’enlèvement des enfants de la colonie juive d’Izieu le 6 avril 1944 ; et l’organisation d’un convoi ferroviaire à destination des camps de la mort le 11 août 1944.

Au hasard, Bruno Galland se saisit d’une boîte, et raconte. Toutes ces archives proviennent de la cour d’assises du Rhône, elles contiennent l’ensemble des pièces rassemblées pendant l’instruction, entre l’arrivée de Klaus Barbie sur le sol français jusqu’à sa comparution quatre ans plus tard. On trouve les premiers interrogatoires, les premières confrontations ou encore les courriers envoyés aux autorités judiciaires. On trouve aussi les documents relatifs à l’organisation matérielle du procès et une importante documentation.

On peut lire la volonté du procureur général Pierre Truche de « faire de ce procès hors norme un procès ordinaire, souligne le conservateur. Ce que montrent ces archives, c’est le respect scrupuleux de toutes les étapes de l’instruction, les précisions exigées des parties civiles, l’attention portée à la défense et aux demandes de l’accusé, notamment lorsqu’il refuse de siéger, malgré les pressions et les courriers indignés de certaines victimes. » Sur l’un des tout premiers procès-verbaux, un nom se détache : Me Alain de la Servette, bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de Lyon, qui s’est autodésigné pour assister l’officier allemand « afin de ne pas imposer cela à l’un de ses collègues ». Avant même la célèbre « défense de rupture » de Jacques Vergès, on perçoit l’argumentation de l’inculpé. Et au bas des feuillets administratifs, l’évolution de sa signature : Altmann devient Barbie.

Mais à la lecture des dépositions, c’est la parole des victimes qui emplit soudain la pièce et prend à la gorge. Des mots tapés à la machine naissent des images, pour longtemps dans l’esprit de ceux qui les lisent. Le 28 mars 1983 à 14 heures 30, Fortunée Benguigui, mère de trois enfants d’Izieu, déclare devant le juge d’instruction Christian Riss : « Alors que je me trouvais à Auschwitz, j’ai reconnu un jour un pull-over qui m’avait été tricoté par ma nièce en Algérie, qui était autrefois porté par mon fils Jacques, et qui ce jour-là était porté par le fils de la doctoresse du camp. J’ai bien examiné ce pull-over, et je l’ai formellement reconnu à certaines caractéristiques de laine et de bouton. »

Le 20 juillet 1983 à 10 heures, face à Klaus Barbie pour la première fois, Simone Lagrange, âgée de 13 ans au moment de son arrestation, frotte les ongles de ses mains sur le revers de sa veste : « Il faisait cela chaque fois qu’il venait de frapper, particulièrement lorsqu’il avait du sang sur les mains. »

Les premières confrontations ont lieu dès le mois de mai 1983, quarante ans après les faits mais à peine quelques mois après l’arrestation du chef de la Gestapo de la région lyonnaise. « Les parties civiles n’ont pas eu le temps de se préparer alors qu’il s’écoulera ensuite deux ans avant qu’elles témoignent au procès », poursuit l’archiviste à voix basse.

Cinq étages en dessous de la salle 10, sur les écrans installés pour l’exposition consacrée au 30e anniversaire du procès, on peine à se détacher des visages de ces mêmes témoins devant le tribunal. La caméra semble avoir tout capté de ces instants : regards hauts, tremblements de voix, mains crispées sur la barre… C’est l’autre spécificité du procès Barbie. Pour la première fois, conformément à la loi Badinter votée en 1985, il a été intégralement enregistré. Conservées à l’Institut national de l’audiovisuel, les 145 heures de tournage ont fait l’objet de plusieurs montages et d’une large diffusion, créant une « véritable onde de choc dans l’opinion française », selon l’historienne Dominique Missika qui a dirigé une édition d’extraits pour Arte en 2011.

Dans une vitrine de verre, un sceau en métal rouge intrigue. Le cachet est celui des Archives nationales de Washington et retrace l’histoire de l’une des pièces maîtresses de l’accusation : le télégramme du 6 avril 1944. À 20 h 10, Klaus Barbie rend compte de la rafle des enfants d’Izieu.

Découvert par Serge Klarsfeld dans les archives du Mémorial de la Shoah, contesté par la défense mais confirmé par cette copie conforme venue des États-Unis, le « télex d’Izieu » passa de main en main le jour du procès avant de constituer une preuve irréfutable.

Juste à côté, le document administratif en date du 12 février 1943 qui permit d’établir l’implication de l’officier nazi dans la rafle de la rue Sainte-Catherine. « Le procès Barbie, c’est celui de la parole des témoins mais c’est aussi celui des archives car l’on s’est appuyé sur des documents écrits pour fonder deux chefs d’accusation sur trois, insiste Bruno Galland. Une “soif d’archives” émerge alors qui amènera notamment le cardinal Albert Decourtray à décider, en 1989, d’ouvrir aux historiens celles du diocèse de Lyon afin de faire toute la lumière sur les relations entre Paul Touvier et l’Église ».

Dans l’attente d’être lues, les archives du procès Barbie témoignent de la force probatoire de l’écrit. Elles disent aussi la longue détermination des officiers de justice et des survivants. Surtout elles dévoilent ce que les images ne peuvent montrer, ce qui précède l’audience et ouvre à ce qui la dépasse. Bien plus que l’instruction du procès, elles en offrent la trace.

Béatrice Bouniol
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