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ela faisait longtemps déjà qu’Anne-Marie B. ne saluait plus sa voisine du rez-de-chaussée lorsque, après sa journée de travail d’infirmière, elle rejoignait son appartement au premier étage de la résidence de la Pommeraie, dans une petite ville tranquille du Val-de-Marne. Un dégât des eaux les avait irrémédiablement brouillées. “La vieille”, comme l’appelait Anne-Marie, vivait recluse derrière les rideaux de sa fenêtre, à regarder les allées et venues des uns et des autres.

Une première lettre était arrivée dans la boîte aux lettres d’Anne-Marie en mars 2003. Elle était adressée à son mari, que ses fonctions de directeur d’école tenaient éloigné toute la semaine du domicile. Anne-Marie l’avait ouverte et avait lu, en gros caractères imprimés : “Monsieur B., content de vous revoir. Un des amants de votre femme est flic. Je n’aime pas les flics. Ils ont passé la soirée ensemble mercredi 5 mars.”

Un mois plus tard, Anne-Marie trouve un autre mot, toujours anonyme, glissé sur le pare-brise de sa voiture : “Votre amant de flic est venu sans sa voiture. Dommage pour la vôtre.” Les quatre pneus sont crevés. En mai, elle intercepte une deuxième lettre, toujours envoyée à son mari, qui évoque les “ardeurs sexuelles de son épouse et ses sorties nocturnes”, en livrant dates et horaires précis.

Anne-Marie B. décide de s’en ouvrir au commissariat du quartier. C’est forcément “la vieille” d’en dessous, explique-t-elle, qui a repéré les visites que lui rend son “ami d’enfance”, un policier à la retraite. Sa plainte somnole dans les tiroirs, d’autant que pendant deux ans, le corbeau ne se manifeste plus. Mais il réapparaît en décembre 2005. Une longue lettre d’abord. “J’avais du mal à vous supporter, et maintenant je ne vois plus votre habitué du mardi qui avait toujours le sourire. C’était mon rayon de soleil et votre ange gardien, car il vous protégeait, j’en ai assez de vous, je vais vous éliminer.” Puis une autre, dans laquelle il est encore question du “rayon de soleil”. “Jeudi, vous lui avez fait perdre la tête, en repartant il a oublié de refermer la braguette de son pantalon, cela m’a fait sourire. Il n’y a rien de plus beau que faire l’amour, vous avez beaucoup de chance, quelqu’un vous aime.”

Le “rayon de soleil”, explique Anne-Marie aux policiers, ça ne peut être que Roger, un autre ami d’enfance dont la mère habite l’immeuble voisin et qui vient régulièrement la dépanner. Comme il est chef d’atelier dans un garage, c’est d’ailleurs à lui qu’elle confie le soin de changer la portière de sa voiture, sur laquelle une main anonyme a gravé le mot “cocu”. A lui encore qu’un jour, folle de rage, elle demande d’aller rayer l’oeilleton de “la vieille” du rez-de-chaussée.

Dans la boîte aux lettres d’Anne-Marie B., les courriers se font de plus en plus menaçants. Ils évoquent le recours “à un vrai pro, chargé de vous éliminer”. En partant travailler, elle découvre un matin qu’une roue de sa voiture a été déboulonnée. Au commissariat, l’affaire commence à être prise au sérieux. Mais Anne-Marie B. a d’autres soucis.

Depuis quelques mois, elle fatigue beaucoup, elle a mal partout, elle ressent parfois une paralysie aux jambes, elle s’essouffle. Elle a du mal à assurer son travail d’infirmière et multiplie les arrêts-maladie. A l’hôpital, les médecins cherchent et ne trouvent rien. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux remarque que ses ongles présentent d’étranges stries blanches. Un signe, avance le médecin incrédule, qui pourrait révéler un empoisonnement à l’arsenic. Les examens confirment.

L’affaire change de dimension. Le parquet est saisi et ouvre une information judiciaire. Les enquêteurs viennent frapper à la porte de la voisine du rez-de-chaussée, qui n’apprécie pas. Elle s’indigne des questions qu’ils lui posent et dément être l’auteur d’une quelconque lettre anonyme. Sur Anne-Marie, l’octogénaire se répand en méchanceté : “Elle doit être jalouse de mon niveau intellectuel, leur dit-elle. Moi, j’ai fait des études secondaires, cela se voit ! J’ai été pendant des années la secrétaire particulière de Léopold Sédar Senghor !”

Quelques jours après leur visite, une nouvelle lettre échoue dans le courrier d’Anne-Marie B. Elle lit et s’affole : “Je savoure ma vengeance. Un petit peu d’anhydride arsénieux, vous voyez le résultat sur votre santé. Ne me créez plus de problème.” Une semaine plus tard, nouveau message : “Je vais vous donner un indice : le sang n’a pas la mémoire des cheveux ! A vous de chercher.” A la lettre était jointe la photocopie d’une étiquette très ancienne, sur laquelle on pouvait lire : “anhydride arsénieux”.

Un matin, sur le pare-brise de sa voiture, Anne-Marie découvre un minuscule flacon d’arsenic, avec ces mots : “Voilà un indice capital pour votre guérison.” Aussitôt saisi, il est expertisé. Le flacon date de… 1847. Les lettres affluent, mêlant recommandations de thérapie et nouvelles allusions à sa vie sentimentale. “Cela fait des années que vous m’agacez à changer d’amant comme de chemise. Je suis peut-être jalouse, je n’ai jamais eu d’amant, par contre vous, vous êtes la digne représentante d’une blonde n’ayant rien dans le cerveau.”

Les enquêteurs déboulent à nouveau chez “la vieille”, perquisitionnent son appartement. Pas la moindre trace d’ordinateur, pas la moindre inscription dans un club d’informatique, aucun retrait suspect sur son compte en banque qui puisse accréditer la thèse du paiement d’un tiers. Rien, vraiment rien, susceptible d’accuser l’ancienne secrétaire de Senghor. Et pas une empreinte à se mettre sous la dent. Tout l’environnement familial et amical d’Anne-Marie B. est alors interrogé. Les policiers commencent à la suspecter d’économiser un peu la vérité sur ses relations avec ses “amis” d’enfance.

Ils s’intéressent surtout à Roger Lacome, l’ami du garage, le fidèle des fidèles qui accourt chaque fois qu’Anne-Marie s’inquiète, la rassure, lui pose un verrou supplémentaire sur sa porte, lui apporte des pots de confiture lorsqu’il va déjeuner chez sa mère. Ils ont remarqué que la cabine utilisée pour des appels anonymes se trouve à mi-chemin du domicile de Roger et de celui d’Anne-Marie.

L’infirmière est placée sur écoutes. Les enquêteurs comprennent alors que leurs relations sont nettement plus intimes qu’elle ne le leur dit et que celui-ci dispose des clés de son appartement. Toute l’enquête se concentre désormais sur cet homme. Roger Lacome est resté longtemps célibataire, consacrant ses loisirs aux maquettes d’aéromodélisme. “On pensait qu’il se marierait avec un moteur de voiture !”, dit un de ses amis. A 45 ans, il a fini par quitter le domicile de ses parents pour épouser une femme déjà mère de deux enfants lourdement handicapés. Elle travaillait au même garage que lui, Roger y est un employé modèle depuis trente-neuf ans. Il élève comme les siens les deux enfants de son épouse. Les avis sont unanimes, il n’y a pas plus chic type que Roger sur terre. Tout juste l’infirmière concède-t-elle qu’il est “un peu collant”.

Le 23 avril 2008, les policiers débarquent sur son lieu de travail pour l’interpeller. Roger Lacome leur tend immédiatement la boîte d’emballage d’une pellicule photo, qui contient, leur dit-il, le reste de l’arsenic. Il était tombé un jour sur le vieux flacon en rangeant l’atelier de son père et l’avait gardé. Il donne aussi aux enquêteurs une clé USB qu’il gardait sur lui et qui recèle les originaux de toutes les lettres du corbeau, ainsi que des dizaines de pages enflammées qu’il n’a jamais envoyées à Anne-Marie. Et surtout, il leur demande de l’appeler, elle, pour tout lui avouer en face : “Anne-Marie, regarde-moi. C’est moi qui ai mis l’arsenic dans la confiture d’abricot. Je voulais pas te perdre. Je sais que tu vas encore dire que je suis un couillon.”

Ils se sont revus pour la première fois mercredi 6 mai devant le tribunal correctionnel de Créteil, qui jugeait Roger Lacome pour “administration de substances nuisibles et menaces de mort”. Elle, la soixantaine, toute vêtue de noir, muette et tremblante au banc des parties civiles. Lui, dans le box, petit homme falot aux cheveux gris, la chemise bleue boutonnée jusqu’au col, les mains jointes. Il a raconté sa passion, depuis l’âge de 10 ans, pour celle qui vivait dans le même quartier que lui, et qu’il regardait sortir de l’école des filles voisine de la sienne. Toutes ces fois où il avait voulu lui dire qu’il l’aimait, sans jamais oser. Il s’était alors résolu à rester son “ami d’enfance” en trouvant tous les prétextes pour se rendre utile auprès d’elle.

Jusqu’à ce que, la cinquantaine venant, elle lui cède. Pendant un moment, il y avait cru, mais il avait vite senti qu’elle l’aimait “seulement bien”. Les lettres de corbeau, a-t-il raconté, ont commencé quand elle a tenté de mettre fin à leurs relations intimes et quand il a compris que l’autre “ami d’enfance” n’était pas que cela. L’arsenic ? “Je voulais juste qu’elle ait de la fièvre et qu’elle m’appelle”, dit-il.

Anne-Marie a eu bien plus que de la fièvre. Après une longue convalescence, elle a repris son travail, mais elle garde de multiples séquelles. “Je ne voulais pas lui faire de mal, a-t-il expliqué au tribunal. Mais je reconnais, je m’y suis mal pris.”

Roger Lacome a été condamné, dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 mai, à cinq ans de prison, dont deux avec sursis.

Article paru dans l’édition du 13.05.09
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