Le jugement de l’affaire Clearstream intervient au moment où Nicolas Sarkozy veut supprimer le juge d’instruction, sans donner l’indépendance au parquet. Et où la garde des Sceaux affronte la colère montante des magistrats et des avocats.
Fausse ingénue, c’est, depuis deux ans, le meilleur rôle de Carla Bruni-Sarkozy. La première dame l’a endossé, une fois de plus, samedi 30 janvier sur RTL, en s’étonnant du manque de confiance de Dominique de Villepin et des médias en la justice. Mais ce sont les Français, avant tout, qui ne croient pas en l’indépendance de leurs magistrats. Et ce n’est pas vingt années d’affaires politico-financières qui ont pu estomper cette méfiance. La justice est une des armes du pouvoir. Certes, la relaxe accordée à Dominique de Villepin signe le libre arbitre du tribunal, alors que ce geste s’inscrit dans un rapport de forces entre Nicolas Sarkozy et les professionnels du droit : même quand elle est indépendante, la justice demeure politique. L’appel du parquet dans l’affaire Clearstream, quant à lui, relève de la quadrature du cercle juridique : en ne faisant pas appel, Jean-Claude Marin semblait à la fois épargner Villepin et obéir à Sarkozy, tout en reniant son intime conviction, forgée lors du procès ; en faisant appel, il obéit à sa logique intellectuelle… mais semble s’acharner sur Villepin, par “délégation” du président de la République!
D’Outreau à la réforme Sarko
Koch François
Cet inévitable soupçon sur le procureur de Paris intervient à un moment clef: la gestation de la réforme de la justice voulue par Sarkozy. La protestation du monde judiciaire est de plus en plus véhémente, voire bruyante. Les magistrats n’ont jamais été aussi unis et, phénomène totalement inédit, les avocats les soutiennent dans ce combat. C’est la question, essentielle en démocratie, des rapports entre pouvoir et justice qui est posée. Que craignent les frondeurs?
Que les affaires les plus sensibles, les plus dérangeantes pour l’exécutif soient enterrées. Elles sont non pas les plus nombreuses, mais les plus emblématiques: actuellement, à peine 3,5 % des dossiers pénaux -23 400 par an- passent entre les mains d’un juge d’instruction. Ce taux a chuté: il y a dix ans, il était encore de 14 %, car les procureurs, qui décident ou non de confier un dossier au juge d’instruction, ont eu de plus en plus tendance à les conserver en enquête préliminaire.
Ils disposent en effet d’une certaine marge de manoeuvre: si l’ouverture d’une information judiciaire est systématique pour les affaires criminelles, elle s’apprécie pour celles dites “complexes”, les scandales politico-financiers, les cas de terrorisme ou de santé publique (amiante, hormone de croissance…). “Celles qui intéressent le pouvoir politique”, souligne malicieusement Robert Badinter, avocat et ancien garde des Sceaux.
Inamovible, le juge d’instruction, magistrat dit “du siège”, est censé apporter une garantie de résistance aux éventuelles pressions du pouvoir. En confiant 100 % des dossiers aux procureurs, hiérarchiquement soumis au garde des Sceaux, le gouvernement prête le flan au soupçon de politisation. Cette crainte est-elle légitime?
“Le parquet est aux ordres et cette réalité s’est aggravée depuis 2007”, répond Christophe Régnard, président de l’Union syndicale des magistrats (USM). “Dans les affaires de santé publique, le parquet et la chancellerie sont particulièrement inertes”, accuse Michel Parigot, porte-parole de l’Andeva, qui regroupe les victimes de l’amiante.
“Madame la ministre, mettez un terme à cette idée folle!”
Pour sa défense, Michèle Alliot-Marie répète qu’aucune plainte ne sera étouffée, qu’un (nouveau) juge de l’enquête et des libertés (JEL) pourra ordonner la poursuite d’une enquête classée par un procureur. Le 14 janvier, devant la Cour de cassation, le Premier ministre ajoutait en substance: pourquoi refuser de confier au parquet l’intégralité des affaires pénales, alors qu’il en traite déjà plus de 96%? Mais la question se retourne: pourquoi le gouvernement tient-il tant à supprimer une institution devenue si marginale? Au risque de se mettre en contradiction avec les principes fondamentaux de séparation des pouvoirs.
Manifestation contre la réforme de la justice, à Paris, le 14 janvier. La protestation du monde judiciaire est de plus en plus véhémente.
C’est le plus haut gradé des magistrats du parquet lui-même, Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation, qui, ce 14 janvier, devant un François Fillon et une Michèle Alliot-Marie médusés, a mis en doute la conformité du projet de l’exécutif avec la Convention européenne des droits de l’homme et la Constitution française. La frappe de Nadal est d’autant mieux ciblée que le président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, avait publiquement déclaré que les magistrats chargés d’instruire les affaires pénales devaient être indépendants du pouvoir politique. Un avertissement clair pour le gouvernement, alors que la nouvelle loi sera très probablement soumise à l’appréciation de la haute institution.
Suppression du juge d’instruction et statu quo pour les procureurs
“On ne pourra pas passer à la hussarde sur un sujet comme celui-là, prévient Jean-Paul Garraud, député (UMP) de la Gironde, lui-même magistrat. L’affaire est très mal engagée et ce n’est pas la faute de MAM, qui, elle, a compris les risques de la réforme.” “Il faut que les affaires graves et complexes soient instruites par des juges du siège”, insiste le parlementaire sarkozyste, qui aimerait tant aider son héros. Sauf qu’il n’est pas écouté au Château. Or c’est bien à l’Elysée que se situe le blocage. Le président de la République a décidé la suppression du juge d’instruction avant toute réflexion ou concertation. Il reste sourd à la revendication du monde judiciaire: rendre les magistrats du parquet indépendants du pouvoir politique. Michèle Alliot-Marie doit donc “faire le job” avec ces deux contraintes: suppression du juge d’instruction et statu quo pour les procureurs.
“Il faut que les affaires graves et complexes soient instruites par des juges du siège”
“Madame la ministre, mettez un terme à cette idée folle!” Le 6 novembre 2009, dans une salle d’audience du palais de justice de Paris où se tient le congrès de l’USM (majoritaire), Christophe Régnard, son président, somme Michèle Alliot-Marie d’abandonner le projet de suppression des juges d’instruction, morceau de choix de la réforme de la procédure pénale. Impassible, la garde des Sceaux répond, mettant en avant les progrès et garanties apportés en contrepartie, et accusant ses opposants d’immobilisme. Contre l’évidence. Presque personne ne refuse la réforme du système actuel, trop lent et mal contrôlé. “Rien ne justifie le maintien du juge d’instruction, mais le projet gouvernemental aggrave la situation”, regrette Alain Mikowski, président de la Commission libertés et droits de l’homme du Conseil national des barreaux (CNB), qui prépare un contre-projet avec l’USM. Et bien des visiteurs de la Place Vendôme regrettent que la loi dite “Outreau” sur la collégialité de l’instruction ne soit pas appliquée .
Lâcher du lest
La ministre essaie aussi d’amadouer les critiques en lâchant un peu de lest. Elle distille ses annonces. Ainsi, une victime aura le droit de demander au JEL d’enjoindre le parquet de faire un acte qu’il aurait refusé dans un premier temps. La proposition ne connaît pas un grand succès. “Si un substitut est contraint de réaliser une perquisition, il fera semblant, accuse Marc Trévidic, président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) et juge antiterroriste à Paris. Il est déjà si difficile d’obtenir des résultats quand on est motivé!” Et quel sera le recours si un parquetier accomplit mal un acte sur injonction d’un JEL? “La chancellerie ne m’a toujours pas répondu”, se plaint Christophe Régnard.
Dans cette partie de bras de fer, Alliot-Marie cherche des amis. Elle cajole les avocats, en leur faisant miroiter une amélioration des droits de la défense. Notamment au cours des gardes à vue (plus de 800 000 en 2009), un autre volet important de la réforme de la procédure pénale. Cette pratique est décrite par Jean-Yves Le Borgne, vice-bâtonnier de Paris, comme de la “soft torture”. “On y affaiblit la bête afin qu’elle crache l’aveu”, estime-t-il. Or le droit des avocats d’assister les mis en cause demeure marginal en France. Pour obtenir une avancée sur ce point, la chancellerie doit toutefois décrocher l’accord du ministère de l’Intérieur, dont dépend la police judiciaire. Et augmenter le budget de l’aide juridictionnelle français, onze fois inférieur à celui de la Grande-Bretagne: si les avocats sont davantage présents en garde à vue, leurs clients devront avoir les moyens de les payer!
Nouveau texte, nouveau débat
Enfin, la ministre compte sur sa méthode pour adoucir le climat. A la mi-février, elle va dévoiler un texte. Elle promet alors une fenêtre de concertation de six semaines, avant adoption de la réforme en Conseil des ministres en juin, et un débat parlementaire à l’automne. Aussi s’agace-t-elle des critiques, qu’elle juge prématurées. “La garde des Sceaux nous dit: “Quand la guillotine sera prête, nous vous la montrerons””, s’exaspère Marc Trévidic. Pour le moment, le débat reste confiné entre gens de robe. Mais si l’opinion publique s’en mêlait?
En mars 2009, un sondage indiquait que 71% des Français faisaient toujours confiance au juge d’instruction. La polémique risque-t-elle de s’enflammer au point de contraindre l’Elysée à faire machine arrière? En maintenant le juge d’instruction sous une forme ou une autre, ou même en donnant son indépendance au parquet. Certains membres du cabinet d’Alliot-Marie n’excluent pas cette seconde hypothèse. Elle constituerait une véritable et très surprenante révolution!
Par François Koch, publié le 04/02/2010 à 09:44 – mis à jour le 04/02/2010 à 11:14
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