Société

Prisons . Karim O. a été maintenu en détention jusqu’à son suicide malgré plusieurs alertes sur son état psychique.

Par ONDINE MILLOT

C’est une lettre de colère. Une lettre dont le ton accusatoire et la violence tranchent avec les manières d’ordinaire plus feutrées et stratégiques du monde de la justice. Une avocate, maître Laure Heinich-Luijer, accuse trois magistrats. Elle leur reproche la mort de son client, Karim O., décédé à la prison de Fresnes, dimanche 31 mai. Karim O., 39 ans, était schizophrène. Il s’est pendu dans sa cellule.

Deux psychiatres l’ayant examiné fin mars l’avaient déclaré «dangereux pour lui-même et pour autrui», insistant sur la nécessité de l’hospitaliser au plus vite. «Je vous ai alerté plusieurs fois, Monsieur le juge d’instruction, sur l’incapacité de la maison d’arrêt à traiter Monsieur O., écrit l’avocate. Vous m’avez répondu qu’on n’était pas pressés. Ce n’était pas vos jours qui étaient comptés.»

Schizophrène. Karim O était depuis dix-huit mois en détention provisoire, soupçonné d’avoir noyé son fils de quatre ans dans une baignoire. Il avait protesté de son innocence. Puis, dans un revirement de fin de garde à vue, s’était accusé du crime. Sa femme, qui l’a soutenu jusqu’au bout, n’a jamais cru à sa culpabilité : par le passé, sa maladie mentale l’avait entraîné à s’accuser de plusieurs crimes qu’il n’avait pas commis. «Avant le débat sur sa culpabilité, l’urgence était de le soigner, dit Karine Bourdié, l’avocate de la femme de Karim O. Il était en train de mourir, prenait puis perdait 20 kilos au gré des traitements.»

Début avril, Laure Heinich-Luijer avait déposé une demande de mise en liberté auprès du juge d’instruction, espérant qu’il contacterait le préfet pour que soit décidée une hospitalisation d’office. Rejet du juge, l’avocate fait alors appel devant la chambre de l’instruction. «Je leur ai dit que je venais plaider pour que ce ne soit pas de ma faute, le jour où il se suiciderait. Que ce soit leur faute aux autistes de la justice, à ceux qui veulent réprimer sans rien soigner», écrit-elle. Là encore, sa demande est rejetée.

Joints par Libération, les magistrats visés par l’avocate se disent «choqués» par sa charge. Le parquet de Créteil, en charge de l’enquête sur les causes de la mort, confirme simplement les faits : il y a bien eu une expertise concluant à l’«abolition» du discernement de Karim (ce qui signifie qu’il ne peut pas être jugé et ne peut pas rester en prison). Mais comme elle faisait suite à une précédente mission d’experts qui, eux, n’avaient conclu qu’à une «altération» du discernement (il est schizophrène, mais peut quand même avoir un procès), le juge d’instruction avait décidé de le maintenir en détention en attendant les résultats d’une troisième expertise, censée trancher.

Cette version officielle n’explique pas pourquoi Karim O., lorsqu’il s’est donné la mort, se trouvait seul en cellule sous un régime de détention «classique», sans surveillance particulière. Son avocate avait pourtant fait de nombreuses demandes pour qu’il soit au moins placé à l’unité psychiatrique de la prison. L’administration pénitentiaire n’a pas souhaité faire de commentaires.

Coïncidence. Dans le petit monde des magistrats, la colère de Laure Heinich-Luijer divise. Il y a ceux, majoritaires, qui défendent leurs collègues. L’Union syndicale des magistrats (USM) a écrit au bâtonnier de Paris et à la garde des Sceaux, demandant à cette dernière de «prendre les mesures juridiques qui s’imposent» face aux «attaques diffamatoires» de l’avocate. Le Syndicat de la magistrature (SM) refuse, lui, de «s’acharner» sur un courrier «certes maladroit, mais qui souligne des problèmes essentiels : la présence de nombreux malades mentaux en prison, le manque de rapidité décisionnelle entre les psychiatres et les juges.»

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