- Le gardien du gymnase a découvert le jeune militaire, Laurent Bureau, mort. Heaulme et Gentil se retrouvent sur le banc des accusés en 1997. (p. lavergne et afp)
Difficile d’imaginer un bâtiment aussi peu isolé. Pris dans l’angle droit formé par deux boulevards très passants, le gymnase du lycée Bertran-de-Born à Périgueux fait pratiquement face au groupement de gendarmerie de la Dordogne. Il est aussi situé à quelques dizaines de mètres de la caserne des pompiers et d’une aire ombragée réservée aux boulistes. Le soir du 8 mai 1986, le concours de l’Armistice réunissait plusieurs dizaines d’amateurs. Pourtant, personne n’a rien remarqué, à l’exception d’un couple ayant aperçu des inconnus s’agiter sur le trottoir, peu avant 23 heures.
Calvaire
C’est à ce moment-là qu’a dû débuter le calvaire de Laurent Bureau. Originaire de Compreignac en Haute-Vienne, le jeune homme de 19 ans avait été mis au train par son père à Limoges, vers 22 heures. Direction Périgueux où il effectuait son service militaire au 5e chasseurs. Il ne franchira jamais les portes de la caserne.
À la sortie de la gare, il s’était dirigé vers cette salle de sports, pensant assister à une compétition de sports de combat. Le 9 mai au matin, son cadavre dévêtu est découvert entre deux tapis, entourés d’une mare de sang et dressés sommairement dans un renfoncement. Il a été sauvagement frappé à la tête et son torse porte des traces de flagellation. Les cordelettes d’un caleçon entravent ses mains, une corde torsadée entoure son cou.
L’enquête confiée aux policiers du SRPJ de Bordeaux ne démarre pas sous les meilleurs auspices. On apprendra bien plus tard qu’une empreinte de pas n’a pas été relevée dans la salle laissée sans périmètre de protection. Quelques semaines plus tard, deux SDF ayant quitté Périgueux après le crime sont jetés en prison. Alain Demortier, une figure de la cloche périgourdine, accuse Jean-Louis Gouagout, un routard alcoolique au dernier degré, d’avoir frappé sous ses yeux Laurent Bureau a coups de barre de fer, avant de traîner son corps dans le gymnase.
Coup de théâtre
Même si aucune trace de frottements n’a été mise en évidence sur les habits de l’appelé, les enquêteurs sont alors persuadés de tenir les coupables. Hôte régulier des hôpitaux psychiatriques, Alain Demortier n’est pas à proprement parler le témoin idéal. Mais il a livré aux policiers une anecdote troublante. Ayant croisé ce soir-là le jeune appelé à proximité du gymnase, il lui a demandé s’il pouvait ramasser le mégot de la cigarette qu’il venait de jeter. Alain Demortier se rappelait qu’il s’agissait d’une Malboro. Or, c’est bien la marque qu’affectionnait la victime. Détail en apparence accablant, deux taches de sang relevées sur le pantalon de Jean Louis-Gouagout sont du même groupe, B +, que celui de la victime.
Pourtant, dix-sept mois plus tard, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux remet Jean-Louis Gouagout en liberté. Entre-temps, Alain Demortier s’est rétracté, le médecin légiste a mis en doute la réalité des coups portés à l’aide d’une barre de fer et Jean-Louis Gouagout, sevré par la force des choses derrière les barreaux, clame son innocence avec conviction. Subsistent bien sûr les deux taches de sang. Mais est-ce une preuve irréfutable alors que le groupe B + est celui de 10 % de la population française ?
Mensonge
Encalminée, l’enquête rebondit lors de l’été 1988, à La Motte-du-Caire, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Un marginal, Didier Gentil, a avoué le meurtre de la petite Céline, une fillette de 7 ans retrouvée violée sous un amas de branchages. Stupéfaction en Dordogne où les policiers s’aperçoivent alors qu’il effectuait son service militaire à Périgueux au même moment que Laurent Bureau. Le lendemain du crime, il avait même été contrôlé par une patrouille de gardiens de la paix alors qu’il était dissimulé derrière un buisson, à proximité du gymnase.
À l’époque, les enquêteurs s’étaient contentés d’adresser un questionnaire aux appelés du 5e chasseurs, en leur demandant de détailler leur emploi du temps. Didier Gentil avait répondu qu’il était parti en permission. C’était un mensonge. D’astreinte à la caserne, il avait quartier libre à partir de 18 heures. De nombreuses similitudes rapprochaient les assassinats de Périgueux et La Motte-du-Caire : utilisation de cordelettes, enfoncement de la boîte crânienne, corps dénudés… Mais ils n’étaient pas suffisants pour mettre en examen Didier Gentil, qui se dira toujours étranger au martyre de Laurent Bureau.
Heaulme démasqué
La police judiciaire désaissie au profit de la section recherches de la gendarmerie de Bordeaux, rien ne se passe jusqu’au 9 janvier 1992. Ce jour-là, Jean François Abgrall, un gendarme breton, interpelle Francis Heaulme en Alsace. Depuis trois ans, le sous-officier traquait avec une rare ténacité le meurtrier d’une aide-soignante poignardée sur une plage brestoise. Entre le militaire et le routard, alors âgé de 33 ans, se noue une étonnante complicité qui, des années plus tard, fera l’objet d’un téléfilm à succès.
Méthodique, Jean-François Ab-grall reconstitue l’itinéraire du routard entre 1984 et 1992. En croisant ce périple chaotique avec les données relatives aux affaires non élucidées stockées dans l’ordinateur central de la gendarmerie à Rosny-sous Bois, une dizaine de crimes apparaissent en filigrane. Dont celui du gymnase. À cette époque-là, Francis Heaulme avait posé son baluchon dans la préfecture périgourdine. La trace de son passage est retrouvée au foyer des jeunes travailleurs ?
Doté d’une mémoire phénoménale, le sérial killer se souvient du billet de 100 francs dérobé dans le portefeuille de Laurent Bureau, billet que son père confirmera lui avoir donné avant son départ. Il se souvient aussi des surnoms des SDF qui squattent le petit parc jouxtant le gymnase : « “le Barbu”, “l’Allemand”, “le Turc”, “la Femme au chien”… » Sur photo, il reconnaît « L’Arabe » et Didier Gentil et les désigne comme les tueurs.
« Le Barbu » confirme
Plus tard, Francis Heaulme se décrira comme le simple spectateur d’un drame qu’il a tenté d’empêcher. Mais la première fois où il raconte cette soirée sanglante, il avoue avoir aidé les deux hommes à entraîner Laurent Bureau dans le gymnase dont la porte fermait mal. L’Arabe lui aurait lié les mains avant que Didier Gentil ne l’achève d’un coup d’extincteur.
Les gendarmes mettront plusieurs mois avant de localiser ces marginaux. Certains, comme l’Arabe, sont morts ; d’autres, à la santé très dégradée, ne sont plus en état d’ être entendus.
En revanche, les facultés de Pierre Nancy, alias le Barbu, ne sont pas altérées. Repéré en avril 1993 dans une prison de l’est de la France, ce vagabond a gardé en mémoire l’accrochage entre « Didier Gentil et un jeune homme aux cheveux courts ». À qui il a donné un coup de tête. Après avoir tenté de s’interposer, il dit avoir quitté le parc avec une partie de la bande, laissant Laurent Bureau seul en compagnie de Didier Gentil, l’Arabe et Francis Heaulme.
« Deux tueurs psychopathes devant leurs juges », titre « Le Parisien » le 1er avril 1997, au moment où s’ouvre le procès de Didier Gentil et Francis Heaulme devant les assises de la Dordogne. L’issue ne semble faire aucun doute. Cinq jours plus tard, les deux accusés sont pourtant acquittés sous les lazzis du public.
En l’absence d’élément matériel et de preuve irréfutable, le dossier reposait sur les déclarations de Francis Heaulme. Mais à l’inverse du gendarme Abgrall, les jurés ne disposaient pas du décodeur pour les comprendre. Le tueur en série a fourni un luxe de détails attestant sa présence ce soir-là. Mais que d’incohérences et d’erreurs dans les propos de cet être fruste et déroutant. Pouvait-on condamner Didier Gentil sur le récit d’un homme qui affirme avoir « donné des coups de poing involontaires » à la victime et lui avoir « lié les mains pour éviter qu’on ne s’acharne sur elle » ?
« Ce serial killer est un sacré cinglé ! » s’exclamera Me Henri Juramy, l’avocat de Didier Gentil. Un jugement que fera finalement sien le jury, sachant que les deux hommes, déjà condamnés à perpétuité pour d’autres crimes, ne recouvreraient pas la liberté. La cour d’assises de la Dordogne, que présidait Irène Carbonnier, est la seule à avoir acquitté le tueur en série. Vingt-trois ans après le crime, on ne sait donc toujours pas qui a tué Laurent Bureau.
Le 8 mai 1986, un jeune militaire était sauvagement assassiné dans un gymnase du centre-ville de Périgueux. Accusés de ce crime, le tueur en série Francis Heaulme et Didier Gentil ont été acquittés
« Sud Ouest Dimanche ».
Quel souvenir gardez-vous de ce procès ?
Me Pierre Gonzalès de Gaspard. Ce fut le procès d’une affaire lamentable. Laurent Bureau a perdu la vie parce qu’il a refusé une cigarette ou un peu d’argent à l’un des marginaux qui se trouvait dans le parc proche du gymnase.
Ensuite, cela a dégénéré. Laurent Bureau s’était dirigé vers le gymnase, croyant qu’il y avait une compétition de sports de combat. Or celle-ci avait été annulée.
Au risque de choquer, je dirais que le premier coupable c’est le destin qui a mis en présence ces quatre personnes dans des circonstances navrantes.
L’acquittement de Francis Heaulme était-il pleinement justifié ?
Totalement. J’ai défendu Francis Heaulme lors de tous ses procès. Il est atteint du syndrome de Klinefelter, une anomalie génétique à l’origine de la petite taille de ses testicules. Ceux qui en souffrent développent des pulsions agressives souvent incontrôlables.
En pleine crise, Francis Heaulme tue à l’aide d’un couteau dont le bout est le plus souvent cassé. Le mode opératoire utilisé à Périgueux n’était pas le sien.
Laurent Bureau a été frappé avec un extincteur. Ce n’est pas la signature de Francis Heaulme. Il était normal qu’il soit acquitté.
Et Didier Gentil ?
Si j’avais été juré, je ne l’aurais pas condamné. Ce dossier était un méli-mélo incroyable.
À l’extérieur du gymnase, on savait ce qui s’était passé, on savait qu’il y avait eu un accrochage.
À l’intérieur, c’était le brouillard. Didier Gentil nie, le second SDF est mort. Restent les déclarations de Francis Heaulme. Il accuse Gentil, mais honnêtement, il faut reconnaître qu’il n’y avait pas dans le dossier de preuves contre Gentil.
Manifestement, il y avait place pour le doute. La présidente Irène Carbonnier et les jurés ont considéré qu’il devait jouer au bénéfice des accusés. C’est tout à leur honneur.
Immédiatement après l’acquittement, on a senti comme une certaine gêne sur les bancs de la défense ?
Je plaide l’acquittement, on me le donne. Je ne l’attendais pas forcément. Et pour être tout à fait franc, l’un de mes collaborateurs n’a pu masquer un certain étonnement. Mais je n’avais aucune gêne.
Je ne regrette rien. La décision est logique et, si elle est logique, elle est juste.
Recueilli par D. R.
Il est un peu plus de minuit, le délibéré s’est prolongé pendant cinq heures. Les jurés arrivent un par un. Le premier a du mal à maîtriser ses nerfs. Il s’assoit et enfonce violemment un vêtement dans le sac en plastique posé à ses pieds. Les visages sont d’une rare pâleur. Une rangée de CRS refoule le public qui n’a pas trouvé place sur les gradins. Dans un silence de cathédrale, la présidente Irène Carbonnier annonce qu’il a été répondu non aux questions relatives à la culpabilité. Francis Heaulme, qui a pourtant reconnu avoir porté des coups à Laurent Bureau et lui avoir attaché les mains, n’a pas été considéré comme un coauteur du crime.
Le moment de stupeur passé, la salle explose. « Vous avez des enfants et vous allez bien dormir », hurle une femme à l’attention des jurés. Le père de Laurent Bureau reste figé, le regard lourdement fixé sur Didier Gentil. Dans l’un des couloirs qui longe la salle, l’atmosphère est délétère entre les jurés. Plusieurs d’entre eux attendent de pied ferme certains de leurs collègues qui se sont prononcés en faveur de l’acquittement. Apeurés, ces derniers quittent le palais sous protection policière.
Neuf jurés et trois magistrats ont pris part au vote. Huit voix sont nécessaires pour retenir la culpabilité d’un accusé. Cinq des membres du jury au minimum se sont donc opposés à la condamnation. Le secret du délibéré s’impose à tous. Mais certains en ont vraiment trop gros sur le coeur. « On a été manipulés », fulmine l’un d’entre eux en balançant un coup de poing dans une cabine téléphonique. Quelques jours plus tard, deux jurés déposeront une gerbe de fleurs sur la tombe de Laurent Bureau en Haute-Vienne.
Au sein de la cour d’appel de Bordeaux, l’acquittement suscite le malaise. Fait rarissime, les parents du jeune militaire seront même reçus par le procureur général Henri Desclaux et le président Vigneron.
Poussés par la population de leur village, les époux Bureau lancent une pétition. Un an plus tard, ils seront auditionnés à l’Assemblée nationale par la commisison des lois. Ils n’obtiendront pas la réouverture du dossier. Mais, ajouté à d’autres, leur témoignage entraînera une révision de la loi. Il est désormais possible de faire appel des verdicts des cours d’assise. Les accusés ont obtenu ce droit en 2000, le parquet en 2002. D. R.
La nuit où le tueur en série a été acquitté
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