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Une exposition retrace les débuts du magazine à sensation Détective, créé en 1928 par Gallimard pour assurer ses arrières. Le fouineur fut d’emblée des plus lucratifs.

Aujourd’hui étalé à longueur d’émissions télévisées, survivant dans des journaux spécialisés en perte de vitesse, le fait divers a connu de beaux jours depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les affaires criminelles ont enflammé les foules. Le procès de Jean-Baptiste Troppmann, un jeune mécanicien qui a atrocement mutilé et assassiné une famille de huit personnes en 1869, a tenu pendant quatre mois les Français en haleine. Le fait divers s’est infiltré progressivement dans les pages des journaux populaires, comme Le Petit Journal. Les grands quotidiens n’y échappèrent pas. La voie était dégagée pour l’émergence d’une presse à sensation. Titres racoleurs, couvertures sanglantes, articles gonflés par l’imagination fertile des journalistes et photos chocs au ton sépia ont fait le succès de Détective, « le grand hebdomadaire des faits divers », créé en 1928. Après Montpellier et Nîmes, une exposition prend ses quartiers parisiens à la BiLiPo. Un très beau catalogue, riche en photos et archives inédites, dévoile les coulisses de l’hebdomadaire et s’interroge sur cette « fabrique de crimes » qui a mauvaise presse.

À la fois journal et magazine, Détective (1) a bien rempli les caisses de la citadelle Gallimard. Gaston Gallimard l’a niché dans une filiale, les Publications ZED, destinée à la création de journaux et indépendante de l’honorable maison. La littérature, somme toute, peut bien aussi trouver sa source dans les drames de la vie, les entrailles psychologiques les plus sombres et les pulsions violentes. Ancien juré, André Gide y a puisé son inspiration. Ses Souvenirs de la cour d’assises (1914) racontent cette expérience. Il a ensuite construit Les Faux-monnayeurs (1925) à partir de deux faits divers. Et de 1926 à 1928 La NRF a accueilli une chronique fait-diversière de Gide, nourrie d’une documentation abondante.

« De l’épicerie par nécessité »

Si Gaston Gallimard fut l’initiateur de Détective, son inventeur est Henri La Barthe, patron d’un cabinet de détectives au nom ronflant, « l’International Detective Company » – Paris n’est pas « Chicago la capitale du crime » (une du premier numéro). De son vrai nom, André-Claude Bouillet, il a aussi comme surnom Ashelbé (pour HLB, les initiales de son pseudonyme). Sa petite feuille professionnelle, Le Détective, riche en anecdotes, cas pratiques et nouvelles, stagne. Il rêve de l’ouvrir aux nouvelles techniques de police scientifique. En juin 1928, Gallimard convie les deux frères Kessel à un déjeuner avec Ashelbé. Ceux-là connaissent le milieu montmartrois, les nuits de Paris. Georges, noceur, flambeur, dilettante, s’occupe sous le nom d’emprunt de Jean Sorgues d’une collection de littérature, « Les Chefs-d’oeuvre du roman-feuilleton ». Joseph est un écrivain talentueux et lancé que Gallimard souhaite s’attacher. Ashelbé voit grand, et l’éditeur a besoin de garantir, grâce à des auteurs et publications grand public l’assise financière de sa maison. Gestionnaire avisé, il expose aux actionnaires le projet de Détective, qui « servirait en quelque sorte de véhicule à toute notre production ». Nouvelle justification adressée en 1946 à Paul Claudel : « C’est de l’épicerie par nécessité. […] Ce qui vous paraît de l’extérieur une dispersion n’est qu’une nécessité commerciale et de trésorerie, au bénéfice de ce qui compte. »

L’aventure commence, à brides abattues. L’éditorial du numéro un « Partout… pour tous » promet d’explorer l’envers du décor, tout ce qu’on ne voit pas : « Détective ? D’après son sens étymologique, celui qui enlève le toit. Détective enlèvera tous les toits, surtout ceux qui sont trop couverts. Détective découvrira tout ce qu’il est nécessaire de découvrir pour le bien public. » Avec « un oeil sur toutes les serrures, l’oreille à tous les vents », l’équipe promet dépaysement, exotisme et émotions corsées : « Vous serez au centre du monde, au coeur des drames de la vie : les nuits de Chicago, les bouges de Singapour, tous les ghettos, Whitechapel, les secrets du Pôle, les truquages, les intrigues des salons, des Cours, des ministères. » Le succès est « foudroyant », le tirage s’envole à 500 000 exemplaires en six semaines. Détective a conquis pendant douze années un public essentiellement populaire. Des écrivains y collaborent : deux Montmartrois de service, Francis Carco (série sur les « prisons de femmes ») et Pierre Mac Orlan (reportage sur « les rues secrètes »), Paul Morand, Georges Simenon, Emmanuel Bove. Au sommaire : plongées dans les bas-fonds (« les plaisirs dangereux »), récits sur la pègre américaine ou marseillaise, enquêtes sur les trafics internationaux, grandes affaires criminelles (visages blêmes et suicidés), enquêtes politiques (Stavisky) et sociales (« la prostitution, troublante énigme », la traite des Blanches), dénonciation de la montée du nazisme (« Hitler, Goebbels et Goering, tous les trois fous »). Le fait divers forme un tout complet et se lit comme un conte. Même les mots croisés sont adaptés : une grille a la forme d’une dague, sur une autre, les carrés noirs dessinent un pistolet ou un malfrat à chapeau.

Popaul, ancien bagnard, à la comptabilité

La vie de la rédaction est agitée. Les reporters vont et viennent d’un voyage à l’autre. Georges Kessel, le premier directeur, est renvoyé en 1932 pour avoir confondu les ressources de Détective et les siennes ; un professionnel, Marius Larique, lui succède. Dévoué corps et âme, il s’estime mal récompensé et s’en plaint dans une lettre à Gaston Gallimard, qui a fondé deux autres hebdomadaires, Voilà en 1931 et Marianne en 1932, son « enfant chéri » confié à Emmanuel Berl. Il se montrerait injuste envers Détective, qui est « un bon soutien de famille, tout de même, rude et bon travailleur, sans caprices, sans frénésies érotiques ».

On est bon pour quelques frayeurs au siège du journal, qui est le dépôt de livres des éditions, au 35, rue Madame. Les reporters (Paul Bringuier, Henri Danjou, Marcel Montarron) s’exercent au tir au pistolet. Ils manquent de tuer le concierge : les calibres étaient chargés à balles réelles ! Armés d’un stylo, ils combinent investigation, sur le modèle d’Albert Londres, et tendance à la jobardise et à la mystification. Parmi leurs accointances, d’anciens bagnards… Qu’à Dieu ne plaise ! Georges Kessel en embauche un, récemment libéré, à la comptabilité : Paul Gruault, bijoutier et bagnard, dit Popaul, deviendra en 1941 responsable de la comptabilité auteurs de la maison Gallimard. Suspendant l’activité du titre durant la guerre, Gallimard le vendra après la Libération ; il poursuivra son existence jusqu’à nos jours – sous les couvertures trash du Nouveau Détective.

Un mauvais procès a été intenté à Détective, coupable d’avoir pour fonds de commerce le crime. Mais les virtuoses malaimés de l’hebdomadaire peuvent se consoler d’avoir inspiré des écrivains – Jean Genet, Simone de Beauvoir -, séduits par son charme d’enfer.

(1) La collection de Détective numérisée est consultable gratuitement sur le site Criminocorpus, qui propose le premier musée numérique dédié à l’histoire de la justice, des crimes et des peines.

À VOIR

DÉTECTIVE FABRIQUE DE CRIMES ? 1928-1940, jusqu’au 1er avril, Bibliothèque des littératures policières, BiLiPo, 48, rue du Cardinal-Lemoine, Paris (5e).

À LIRE

DÉTECTIVE FABRIQUE DE CRIMES ? 1928-1940, Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, éd. Joseph K, 192 p.,

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La Fabrique de l’Histoire

L’historienne Mara Goyet, selon laquelle le fait divers relèverait d’une « malsaine attention » analyse le phénomène à travers d’étranges anecdotes.

LE MONDE |

« Sous le charme du fait divers », de Mara Goyet, Stock, 208 pages, 18 euros.

Un ornithorynque… Dans les années 1960, ­Roland Barthes emprunte l’image de cet animal pour le rapprocher d’un autre objet extraordinaire : le fait divers. Catégoriser ce type d’informations n’est point aisé. Comme l’ornithorynque, on n’arrive à définir le fait divers que par accumulation des ­caractéristiques trouvées dans d’autres espèces ou par exclusion. «C’est le classement de l’inclassable», estimait le sémiologue. Plus de cinquante ans après Barthes, l’historienne Mara Goyet revient sur le sujet dans son dernier essai et prend à contre-pied le sociologue Pierre Bourdieu, pour qui le fait divers ne fait que diversion en absorbant du temps «au détriment des informations pertinentes pour l’exercice de la démocratie».

Le fait divers relèverait d’une «malsaine attention », souvent condamné pour son éloignement de la réalité. Auteure du blog « Alchimie du collège », elle en propose une étude par le biais d’objets : du piolet qui a tué Trotski au congélateur de Véronique Courjault, reconnue coupable de trois infanticides. L’ouvrage de Mara Goyet est un voyage au cœur d’étranges anecdotes, source d’inspiration des romanciers.

Une alternative de lecture de notre temps

L’auteur rend ainsi justice à ce briseur de tabous : «Le fait divers évoque des choses dont on ne pourrait pas parler à table : les pulsions, la haine, la mort, la folie. » Il met au jour une faille ignorée et provoque des polémiques, notamment dans les pays totalitaires, qui se sont toujours méfiés de la dimension chaotique qu’il renferme. L’analyse de Mara Goyet va encore plus loin. Selon elle, le fait divers offre une autre lecture de notre temps.

Ainsi, estime-t-elle, les attentats de janvier et de novembre 2015, ont subi une « fait-diversification ». La diffusion en continu de ces événements a créé une sphère « en instantané » qui dégage l’horreur de l’époque. Tout est objet de zoom ou replay pour nous empêcher d’avoir une vue d’ensemble. On disqualifie le regard qui peut remettre de l’ampleur historique sur le fait. On se concentre sur les « microclimats » qui en découlent : la carte d’identité d’un des terroristes oubliée dans la voiture, la chambre froide où se sont cachés les otages. « Un événement terrifiant est transformé en une suite de noms, de dates, de lieux, d’objets ; un monde qui ressemble à celui des faits divers. » Cette métamorphose permettrait de miniaturiser la terreur et d’affronter la violence sans la regarder.

Cette manière d’appréhender le monde par le fait divers nous permet de mieux affronter un monde en lambeaux. Autrement dit, le fait divers nous aide au quotidien dans la compréhension d’un monde aussi fragmenté que l’anatomie d’un ornithorynque.

« Sous le charme du fait divers », de Mara Goyet, Stock, 208 pages, 18 euros

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