Selon un amendement adopté dans le cadre du projet de loi Loppsi, les auditions judiciaires devront désormais être majoritairement effectuées par visioconférence. Certains magistrats dénoncent la mise en place d’une « télé-justice ».

Le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi) n’a pas fini de faire parler de lui. Alors que le texte sera discuté sur les bancs de l’Assemblée nationale à partir du 9 février, certaines voix commencent déjà à s’élever contre l’un de ses amendements.

D’après le projet de loi, adopté par la commission des lois le 27 janvier, le recours à la visioconférence « deviendra la procédure de droit commun ». Jusqu’à présent, son utilisation était exceptionnelle.

Dans le monde de la justice, cet amendement n’est une surprise pour personne. Le 5 février 2009, le ministère de la Justice avait déjà envoyé à tous les présidents de cours et de tribunaux une circulaire qui annonçait la couleur.

Le document encourageait l’utilisation de la visioconférence en vue d’une baisse des extractions judiciaires de 5% en 2009. Le but était très clair : il s’agissait d’effectuer une « nécessaire rationalisation des moyens de l’Etat » et de se préparer à « la réduction à venir des effectifs des services de police et de gendarmerie. »

Eric Ciotti, député UMP et rapporteur du projet de loi, nie pourtant en bloc être l’auteur d’un amendement dont le but serait de faire des économies :

« Les policiers effectuant les extractions seront affectés ailleurs. Chaque année, l’équivalent de 1 300 emplois à temps plein sont mobilisés pour mener les justiciables des prisons vers les tribunaux. Pour réaliser cette tâche, la police doit mobiliser un nombre important d’effectifs. Il est donc difficile pour elle de se concentrer sur la sécurité des individus, cela doit évoluer. »

Une « déshumanisation » de la justice

L’amendement adopté irrite sensiblement Marie-Blanche Régnier, vice-présidente du syndicat de la magistrature (SM). Selon elle, il présage une déshumanisation de la justice :

« Interroger un prisonnier à distance via une télévision n’a rien à voir avec un vrai entretien devant un juge. Cet amendement risque de mettre à mal l’essence de la relation qui existe entre le magistrat et le justiciable. »

Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue pour les droits de l’homme (LDH) partage ce point de vue :

« L’absence de confrontation physique est inquiétante. La justice sera rendue via un téléviseur, ce qui rend la procédure complètement virtuelle, hors de toute réalité. La visioconférence sera à la justice ce que la télé-réalité est à la télévision. C’est de la télé-justice. »

Une restriction de l’espace judiciaire

Jean-Pierre Dubois dénonce également cette nouvelle conception de l’espace judiciaire :

« Il faut faire plus simple, plus pratique. On en arrive à vouloir rendre justice dans des pénitenciers. La justice interviendra dans un lieu sous dépendance totale du milieu carcéral.

Symboliquement, c’est très fort, on méprise la justice. Elle est contaminée par une logique policière et carcérale, c’est déplorable. »

C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’amendement chiffonne Marie-Blanche Régnier, du syndicat de la magistrature :

« Il porte un sérieux coup à l’indépendance de la justice. Début 2009, on nous incitait sérieusement à avoir recours à la visioconférence. Mais avec cet amendement, son usage devient obligatoire ! Or, seuls les magistrats doivent pouvoir décider des moyens qu’ils utilisent pour rendre justice. »

Eric Ciotti tient à nuancer ces propos. Il précise que :

« La loi laisse tout de même une porte ouverte au magistrat, qui, dans certains cas, pourra extraire les justiciables pour les écouter. »

Il insiste malgré tout sur le fait que l’amendement vise à généraliser les auditions par visioconférence.

Cela ne rassure pas pour autant le syndicat de la magistrature :

« Il va falloir faire au cas par cas, ce qui ne simplifiera pas les procédures. Les auditions par visioconférence concernent en effet toutes les personnes qui sont en prison, aussi bien celles qui doivent se présenter devant un juge d’instruction, un juge des affaires familiales ou autres. »

L’amendement laisse également perplexe Jean-Yves Le Borgne, vice-bâtonnier du barreau de Paris :

« Il n’est pas concevable d’auditionner via une télévision quand l’acte judiciaire a une vraie portée. Si c’est un interrogatoire, il doit être fait en face-à-face. »

Et si les magistrats refusent la visioconférence ?

Marie-Blanche Régnier refuse personnellement de pratiquer son métier par visioconférence. Une décision qui exaspère le rapporteur de la loi, Eric Ciotti :

« Il est inadmissible que les magistrats ne veuillent pas respecter la loi de la République. »

Il reste cependant vague quant aux mesures qui seront prises si ce refus se généralise parmi les juges :

« En cas de difficulté, il appartiendra au Garde des sceaux de régler le problème. »

Par Marie Kostrz | Rue89 | 02/02/2010 | 16H03

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  1. […] Certaines des pratiques précitées se développent en France avec plus ou moins de réussite : par une circulaire du 5 février 2009, le Ministère de la Justice annonçait déjà son intention de développer la visioconférence afin que puissent communiquer à distance juges et personnes incarcérées. De plus, un amendement (p.109) du projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2) propose de faire de la visioconférence « la procédure de droit commun ».  Le dispositif technique a par ailleurs été employé par le tribunal correctionnel de Nantes[2], alors que cette éventualité n’était pas envisagée par le Code de procédure pénale. Avec le développement de la visioconférence, «certains magistrats dénoncent la mise en place d’une télé-justice » [3] […]

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