LE MONDE

STRASBOURG ENVOYÉ SPÉCIAL

C’est une audience importante pour l’avenir de la justice française qui s’est tenue, mercredi 6 mai, devant la formation la plus solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. Au détour d’une affaire de droit commun, l’interpellation de trafiquants de stupéfiants par la marine nationale, la Cour pose en effet la question du statut des procureurs en France.

Le 10 juillet 2008, en première instance, la Cour avait affirmé : “Le procureur de la République n’est pas une autorité judiciaire”, en précisant : “Il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir ainsi être qualifié.”

Les 181 procureurs de la République et leurs substituts sont-ils des magistrats, garants des libertés individuelles, comme le prévoit la Constitution ? Ou ne sont-ils que des préfets judiciaires, soumis aux injonctions du pouvoir exécutif, dans les affaires sensibles comme en matière de lutte contre la délinquance ?

Le gouvernement n’affiche pas d’inquiétude, mais si cet arrêt est confirmé, d’ici à la fin de l’année, il relancera un vif débat, sur une des réformes que le candidat Nicolas Sarkozy avait mise dans son programme en 2007 sans lui donner de suite à ce jour : séparer le corps judiciaire en deux, entre les juges, indépendants, et les procureurs. Il intervient au moment où le chef de l’Etat, en annonçant la suppression du juge d’instruction, propose un nouveau renforcement des pouvoirs du parquet et relance le débat sur son indépendance.

La Constitution de la Ve République a inscrit les procureurs dans un statut ambigu, à la fois soumis au pouvoir politique et indépendant, puisque, “à l’audience, leur parole est libre”. Mais, depuis 2002, la pratique de l’exécutif a nettement renforcé le lien hiérarchique. Rompant avec la pratique de la gauche entre 1997 et 2001, la majorité UMP a revendiqué le retour des instructions dans les dossiers particuliers et un contrôle hiérarchique resserré des procureurs par le garde des sceaux. A plusieurs reprises, Rachida Dati a déclaré : “Je suis la chef des procureurs.”

Depuis 2007, la mutation contre leur gré de plusieurs magistrats de haut rang, la nomination contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de procureurs de premier plan, dont Philippe Courroye à Nanterre dans les Hauts-de-Seine, et la gestion controversée des affaires médiatiques, en dernier lieu celle de Tarnac, ont été perçues comme autant de signes de reprise en main politique.

Mercredi, à Strasbourg, l’avocat Patrice Spinosi est seul face aux vingt juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour dénoncer le manque d’indépendance des magistrats du parquet. De l’autre côté de la barre, huit personnes représentent le gouvernement français, et le défendent contre cette “présentation caricaturale”, selon les termes d’Edwige Belliard, directrice des services juridiques au ministère des affaires étrangères. Au premier, juste derrière l’étiquette “gouvernement”, se tient le procureur de Paris, Jean-Claude Marin.

Une délégation de la Cour de cassation a fait le déplacement à Strasbourg pour l’occasion. Depuis juillet 2008, l’arrêt Medvedyev est comme une épée de Damoclès qui pèse sur les magistrats du parquet, attachés à leur statut. “Les magistrats du parquet sont amovibles, révocables et soumis aux sanctions du pouvoir”, plaide Me Spinosi. “Cette subordination est loin d’être théorique, elle est réelle. Depuis 2004, l’autorité du garde des sceaux se fait sentir avec plus de force”, poursuit l’avocat qui énumère des exemples récents d’intervention du pouvoir : de la mutation contre l’avis du CSM du procureur général d’Agen à l’automne 2007, à la convocation nocturne du procureur et d’un substitut de Sarreguemines (Moselle), à la demande de la ministre de la justice, après le suicide d’un mineur à la prison de Metz. Il cite aussi la convocation d’un vice-procureur de Nancy pour des propos tenus à l’audience, critiquant les peines planchers, alors que l’un des piliers du statut des magistrats du parquet est leur liberté de parole à l’audience.

Me Spinosi avait l’embarras du choix, tant les exemples d’interventions du ministère de la justice ont été nombreux. A la veille de l’audience de Strasbourg, le CSM a voté un avis défavorable à la mutation forcée du procureur général de Riom (Puy-de-Dôme), Marc Robert, en fonction depuis 2000, auquel la chancellerie reproche d’avoir exprimé ses réserves sur la réforme de la carte judiciaire et l’application des peines planchers pour les récidivistes.

De son côté, le gouvernement français s’est volontairement tenu à l’écart de ce débat mercredi, en se focalisant sur le fond de l’affaire : les circonstances dans lesquelles, en 2002, un bateau de trafiquants de drogues a été arraisonné par la marine française et neuf membres de son équipage arrêtés au large du cap Vert – conditions qui, selon la CEDH, n’ont pas respecté “les voies légales” en raison des traités internationaux alors en vigueur.

Le commentaire de la Cour sur le statut du parquet intervient en appui de sa démonstration. Il n’est pas l’argument premier qui a fait condamner la France. C’est au nom de la violation de l’article 5-1 sur le droit à la liberté et à la sûreté de la Convention européenne des droits de l’homme que la France a été sanctionnée. Le gouvernement français constate que la Cour n’a posé de question sur le statut du procureur, ni lors de son instruction, ni lors de cette deuxième audience. L’indépendance du parquet, “ce n’est pas le sujet”, insistait Jean-Claude Marin, en sortant de l’audience. En espérant convaincre la Cour que les conditions d’arraisonnement étaient légales, le gouvernement pense faire tomber l’argument sur le statut du parquet.

Mais le problème restera en suspens, car l’arrêt Medvedyev s’inscrit dans une jurisprudence constante de la CEDH, qui pousse les Etats à renforcer les conditions nécessaires pour que les membres du parquet aient un statut de magistrat. Comme le résume le premier avocat général à la Cour de cassation, Régis de Gouttes, dans un article à paraître dans les Cahiers de justice (Dalloz/ENM) : “Il doit être indépendant de l’exécutif et des parties, impartial et non subordonné directement à ses supérieurs hiérarchiques.” M. de Gouttes ajoute que la CEDH “contrôle de plus en plus rigoureusement le respect et l’effectivité” de ces conditions. La CEDH rendra son arrêt d’ici à la fin 2009.
Alain Salles

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