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Par Stéphanie Gée | ka-set.info | 21/06/2009 | 18H37

A Phnom Penh, se poursuit le procès de Duch, le responsable du terrible centre d’interrogatoire S-21 sous le règne des Khmers rouges. Nos partenaires du site ka-set.info accomplissent un remarquable travail de couverture, au quotidien, de ce procès fondamental d’un point de vue historique. En voici un exemple, avec l’interrogatoire de l’accusé cette semaine.

Le procès de Dutch retransmis à la télé à Phnom Penh le 6 avril (Chor Sokunthea/Reuters)

(De Phnom Penh) La décision d’écraser les détenus ne lui revenait pas, mais émanait de l’état-major khmer rouge, explique Duch au juge Thou Mony. Cependant, conformément à la ligne du parti, il ne fallait pas tuer les prisonniers avant qu’ils aient fini de rédiger des aveux complets.

Ainsi, son adjoint Hor lui soumettait les noms de ceux qui étaient allés au bout de leurs confessions et Duch prenait la décision de les envoyer à la mort. Quand le juge lui demande s’il a prodigué à son personnel une formation pour leur apprendre à tuer, l’accusé récite un proverbe cambodgien :

« Il n’y a pas besoin d’apprendre à un crocodile à nager, il sait ! »

Appelé à donner plus de détails sur les exécutions, Duch déclare : « J’essayais d’éviter d’assister à ces scènes, je ne regardais pas. » Il sait cependant qu’un enfant a été tué – on lui a fracassé la tête contre un arbre – et son cas n’est sans doute pas une exception, concède-t-il.

En décembre 1978, face à un déferlement de nouveaux prisonniers envoyés à S-21, Oncle Nuon, dit Frère Numéro 2, donne l’ordre de ne pas les interroger mais de les exécuter directement pour éviter une surpopulation carcérale, rapporte-t-il.

A S-21, six détenus seront épargnés, cinq artistes et un dentiste, ainsi qu’une quinzaine de personnes à qui il avait été assigné des tâches :

« Je vois ici Chum Mey [mécanicien, partie civile] dans le prétoire, c’est l’une d’elles. »

Et Duch d’ajouter qu’elles pouvaient à tout moment être envoyées à l’exécution si les supérieurs en donnaient l’ordre. « Pouviez-vous épargner des détenus ? », l’interroge Thou Mony. Réponse de Duch :

« A S-21, et sans doute dans les autres centres de sécurité, les comités directeurs pouvaient prendre la décision de garder des détenus pour qu’ils travaillent au centre. Mais nous conservions le droit de vie ou de mort sur eux. Et nous devions justifier auprès de nos supérieurs pourquoi nous les gardions. »

Des cadavres d’enfants ont été enterrés à S-21 et dans son voisinage, ainsi qu’à Choeung Ek, ce qu’il n’a pas vu de ses yeux, affirme-t-il. Quant au sort réservé aux bébés amenés avec leurs mères, ce fut d’être tués « silencieusement ». Là encore, Duch répète ne pas avoir assisté à de telles scènes, et ignore le nombre d’entre eux à avoir été tués.

L’enterrement des cadavres était la règle, selon lui, à l’exception de ceux des Occidentaux, qui faisaient l’objet d’une crémation, suivant un ordre donné par Pol Pot et transmis par Oncle Nuon, qui les a appelés devant Duch « les gens au long nez ». Il fallait qu’il ne reste rien de leurs dépouilles.

Le transfert des exécutions à Choeung Ek

Duch décide de son propre chef que les exécutions soient menées en périphérie de Phnom Penh, à Choeung Ek, et non plus à S-21. Une initiative dont il ne fera qu’informer ses supérieurs. Les personnes exécutées à l’intérieur de S-21 ou dans la zone jouxtant le centre de sécurité, il y en a eu beaucoup, reconnaît-il :

« J’avais peur des épidémies. Les exécutions et l’enterrement des corps à S-21 commençaient à poser problème tant leur nombre augmentait. La situation devenait telle que nous n’aurions pas pu éviter des épidémies. »

Une décision qu’il prend à un moment où des vagues d’arrestations massives ont lieu, fin décembre 1976-début janvier 1977, et qui répond à des inquiétudes sanitaires, alimentaires et sécuritaires.

Pour emmener à Choeung Ek les prisonniers sans qu’ils se doutent qu’ils avaient rendez-vous avec la mort :

« On leur disait, en général, qu’ils étaient transférés dans une nouvelle maison afin qu’ils soient moins agités et ne fassent pas de bruit ». Cela dit, ils avaient les mains attachées dans le dos et les yeux bandés et n’auraient pas pu s’enfuir. »

De ce qu’il sait car, là encore, il n’a rien vu :

« Je ne me suis rendu qu’une seule fois à Choeung Ek. […] Et je ne me suis pas approché du bord des fosses communes. Ma visite a été très courte. »

Il la compare d’ailleurs à la visite tout aussi éclair conduite à S-21 par son supérieur Son Sen. Et il ajoute n’avoir pas jugé utile d’y retourner. Il ignore ainsi combien de fosses ont été creusées là-bas mais dit savoir que l’on y exécutait les prisonniers un par un. Certes, admet-il, il aurait pu poser des questions au personnel attaché à Choeung Ek pour en savoir davantage, ou plutôt à son adjoint Hor, mais il ne l’a jamais fait.

Des bourreaux expérimentés

Qui opérait à Choeung Ek ? Selon la terminologie communiste de l’époque, détaille l’accusé, il s’agissait d’une « unité spéciale », dont le principal rôle était de jouer les bourreaux :

« Cependant, l’unité en elle-même n’était pas responsable de ces crimes. J’étais pour ainsi dire le père de cette unité. »

Les membres de cette unité combattante, dotés de « bonnes biographies », avaient été transférés à S-21 et étaient reconnus pour être aguerris en matière d’arrestations – ne laissant jamais la possibilité à leurs victimes de leur résister – et pour être prédisposés à tuer, souligne Duch, ajoutant avoir recruté certains d’entre eux pour compléter son équipe d’interrogateurs.

Ceux d’entre eux qui avaient été désignés comme exécutants des basses œuvres étaient exempts de toute sanction, reconnaît-il par ailleurs. Duch dit ne pas avoir été en contact avec eux, ni avoir cherché à l’être, et ne nie pas qu’il suscitait chez eux de la peur.

La pratique de photographier certains cadavres

Outre ceux des détenus soumis à des expérimentations médicales ou à des prélèvements de sang entraînant la mort, la méthode d’exécution suivie était d’égorger puis, marquant un retour à ce qui se faisait à l’ancien centre de sécurité que Duch dirigeait, M-13, d’assommer les ennemis par un coup de bambou asséné derrière la nuque.

Au juge Lavergne qui le questionne, l’accusé fait valoir que si on parlait de méthode, au bout du compte :

« On employait n’importe quelle méthode pour tuer quelqu’un. […] Ce qui comptait, c’est que la personne soit bel et bien morte. »

Et pour prouver que certains détenus, jugés importants, étaient bien passés de vie à trépas, leurs cadavres étaient photographiés, les clichés étant envoyés à l’échelon supérieur qui les réclamait, ajoute Duch. Sur certaines de ces photos, on voit que non seulement leur jugulaire a été tranchée mais qu’ils ont aussi été éviscérés, comme ce fut le cas de Nath, l’ancien directeur de S-21, et de Vorn Vet, l’ancien ministre khmer rouge de l’Industrie, relève-t-il :

« J’ai été très choqué [par ces photos], mes supérieurs aussi. »

Des photos de cadavres de détenus « pas très importants » étaient également prises, cette fois-ci à l’initiative de membres du personnel de S-21, soucieux de témoigner leur loyauté envers le parti en montrant qu’ils n’avaient pas laissé s’échapper les prisonniers sous leur responsabilité. Une manière aussi pour eux de se protéger.

Si Duch a examiné chacune des photos de détenus prises à leur arrivée à S-21 – avec un matricule accolé à leur poitrine -, avant de les envoyer à ses supérieurs, il assure n’avoir jamais regardé celles des cadavres.

Quand le juge Lavergne lit un extrait de témoignage, versé au dossier, selon lequel des cendres humaines auraient servi d’engrais, Duch dit ne pas croire que cela ait pu être le cas, peu de cadavres ayant été de toute façon incinérés selon lui.

La fin de S-21

Les derniers jours de S-21, début janvier 1979, Duch a reçu l’ordre de Nuon Chea d’emmener à Choeung Ek tous les prisonniers. Il réussit seulement à épargner quatre soldats de l’unité Y8 pour pouvoir les interroger :

« J’avais peur, je me disais que mon tour allait venir. J’étais mal à l’aise et n’arrivais pas à travailler. […] En fait, cet ordre ne visait pas à faire de la place pour l’arrivée d’autres prisonniers comme je le pensais. »

Effectivement, comprendra-t-il plus tard, les dirigeants du régime voulaient se débarrasser de tous les détenus de S-21 car ils semblaient croire à une défaite prochaine face aux Vietnamiens. Mais, semble-t-il surpris par l’avancée rapide des troupes ennemies, Nuon Chea et Pol Pot ne prennent aucune mesure préparatoire de retraite. Duch reçoit seulement l’ordre de faire exécuter les quatre membres de l’unité Y8 et de vider les lieux.

Dans sa fuite précipitée, il en oublie les personnes qu’il laisse derrière lui à S-21, notamment celles qu’il avait gardées pour le servir ainsi que les cinq artistes que Pol Pot avait maintenu en vie afin qu’ils construisent un monument à sa gloire au sommet du Wat Phnom, à Phnom Penh.

Se protéger, ne pas voir la réalité

Le juge Lavergne synthétise alors avec efficacité la position de Duch :

« De ce que vous avez dit au cours de ces dernières journées d’audience, il ressort que vous n’aviez aucune volonté de visiter les lieux de détention, que vous ne vouliez ni voir ni entendre les prisonniers, qu’ils soient interrogés ou torturés, et ni le désir de les voir être exécutés, de connaître les méthodes et les lieux où ils étaient exécutés, sauf si vous y étiez contraint, par un ordre de vos supérieurs… »

– « Vous avez bien compris. »

– « Et cette absence de volonté était-elle pour vous protéger vous-même, vous protéger d’une réalité qui vous dérangeait ou d’une situation inconfortable ? »

– « Tout cela est vrai. »

« La ligne du parti a fait des éduqués des criminels »

Quand le magistrat lui demande alors si son travail se résumait à un simple exercice mathématique et à assurer la qualité des confessions, Duch se lance dans un long exposé :

« Oui, j’étais très impliqué dans le travail relatif aux aveux. J’ai essayé de faire de mon mieux, jour et nuit, sans relâche. Mais pendant cette période, j’ai essayé d’éviter les lieux qui pouvaient m’affecter sur le plan émotif. Je savais que des actes criminels étaient commis mais j’essayais de me réconforter. Ce gouvernement [khmer rouge] est responsable aux yeux de l’Histoire. Moi, j’étais un agent de la police et, en tant que tel, je devais m’acquitter de ma tâche.

J’avais peur, j’étais choqué, j’étais ému mais il y avait un sentiment profond qui me faisait continuer à aller de l’avant.

Toutefois, si je regarde ce passé aujourd’hui, et ayant relu les annotations que j’ai portées sur les confessions, je constate que ce que j’ai fait est encore plus criminel que les actes commis par l’unité spéciale qui emmenait les prisonniers à Choeung Ek pour y être exécutés et ce sur ordre de leurs supérieurs.

Quant à moi, j’ai annoté de ma main des aveux, j’ai établi et envoyé des rapports à mes supérieurs. J’ai essayé d’être très objectif dans ces annotations destinées à mes supérieurs qui y ajoutaient foi dans la mesure où cela conduisait à d’autres arrestations. C’est pourquoi je suis responsable des crimes commis à S-21 et que je suis plus responsable que d’autres […].

Mais les documents décrivant la ligne du parti que j’utilisais pour assurer la formation du personnel étaient d’une nature plus criminelle encore que mes annotations des aveux. Pourquoi ? Parce que la ligne du parti telle que diffusée représentait une véritable pression sur les personnes formées ou éduquées et que c’est cette ligne du parti qui a fait de ces gens des criminels ou des personnes cruelles.

Pour conclure, si vous regardez aujourd’hui une photo de moi à l’époque, j’y apparais fier du travail que je faisais, qui était de maintenir fermement la position de classe. Mais, avec le recul et après analyse, je dirais que j’ai honte. C’est choquant, et on ne peut éprouver que de la honte à se voir représenté ainsi en photo, à être responsable de la mort de plus de 10 000 personnes. […]

Je suis ému à l’idée que plus d’un million de Cambodgiens sont morts. […] Je suis émotionnellement responsable de la mort de plus d’un million de personnes et suis responsable de ces actes commis et ce, jusqu’à la fin de mes jours. »

Duch semble submergé par l’émotion et demande au président d’en rester là.

Malheureusement, le président Nil Nonn ne juge pas bon de clore ici l’audience. Et il pose à l’accusé une question dont la réponse, il le sait, implique que Duch évoque à nouveau le professeur Phung Ton, ce qui, la veille, lui avait arraché des sanglots.

« Si j’avais su qu’il [Phung Ton] était là [à S-21], je lui aurais porté assistance même s’il devait plus tard être écrasé. Si j’avais su, je lui aurais porté assistance », répète-t-il, défait, assurant ne pas avoir trahi l’âme de son professeur.

Et Duch ajoute que Phung Ton, dont l’épouse et la fille se sont constituées parties civiles à son procès, est « sans doute » mort de faim ou de maladie, qu’il n’a « pas été torturé », et que son cadavre a « probablement » été enterré dans l’enceinte de S-21. Comme s’il cherchait à offrir quelques paroles apaisantes à ces deux femmes.

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23/06/2009

Le procureur du tribunal des Khmers rouges quitte le navire

RTXBPZF_Comp C’est une énième mauvaise nouvelle pour le tribunal chargé de juger les Khmers rouges. Ce mardi, Robert Petit, le procureur international au tribunal a annoncé sa démission. Dans une déclaration à la presse, le magistrat canadien affirme que son départ, effectif à compter  du 1er septembre, est lié à des “raisons personnelles et familiales”.

Mais c’est un secret pour personne que le procureur a, depuis dix mois, des différends avec son homologue cambodgien, Chea Leang. Le désaccord porte sur l’opportunité de poursuivre d’autres suspects du mouvement des Khmers rouges, tenu pour responsable de la mort de près d’au moins 1,7 million de Cambodgiens entre 1975 et 1979. Pour l’heure, seuls cinq ex-dignitaires sont poursuivis par la justice internationale.

Fin 2008, sur la foi «d’enquêtes et d’éléments de preuve», Robert Petit, estimait que de nouvelles personnes doivent être poursuivies par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Mais il n’a pas convaincu Chea Leang, son homologue cambodgienne, qui siège à ses côtés dans ce tribunal hybride soutenu par les Nations unies. La chambre préliminaire des CETC n’a toujours pas rendu son avis sur le conflit qui oppose les deux magistrats.

“Je reste convaincu que les espoirs du Cambodge pour un meilleur avenir reposent, en partie, sur la nécessité de rendre vraiment des comptes pour des crimes”, a déclaré Petit. “Mon équipe et moi-même avons essayé, dans le cadre de notre juridiction, de contribuer à cet objectif, au mieux de nos capacités.” Ce qui, visiblement, n’a pas été le cas.

Les espoirs de Robert Petit ont été largement douchés au printemps. Lors d’une déclaration publique, le Premier ministre cambodgien Hun Sen avait averti que son pays replongerait dans la guerre si le tribunal parrainé par l’ONU engageait des poursuites à l’encontre de nouveaux suspects. «Si, par exemple, nous jugeons vingt personnes supplémentaires […], le pays explosera dans une guerre qui tuera des centaines de milliers de personnes»,a déclaré Hun Sen, ancien commandant khmer rouge reconverti en homme fort du pays. «Je préfère voir cette cour échouer [plutôt que] laisser la guerre se reproduire.»

Le parti au pouvoir et Hun Sen sont accusés de faire entrave à la justice. En janvier, à l’occasion du trentième anniversaire de la chute du régime Khmer rouge, l’ONG Human Rights Watch (HRW) écrivait que «la culture de l’impunité demeure plus forte que jamais» au Cambodge.

«Ces dix dernières années, Hun Sen (Premier ministre depuis 1985) a passé le plus clair de son temps à saper les efforts de l’ONU pour établir un tribunal crédible. Maintenant, il tente d’empêcher toute nouvelle inculpation», indiquait Brad Adams, de Human Rights Watch qui fustigeait le manque d’indépendance de la justice cambodgienne.

Les CETC, qui doivent faire face à des accusations récurrentes de corruption, doivent maintenant trouver un successeur à Robert Petit. Et boucler les enquêtes afin de commencer à juger quatre dignitaires du régime khmer rouge, âgés et malades.

Douch, dont le procès a débuté le 30 mars, pourrait être le seul responsable Khmer rouge inquiété par les CETC. Désastreux bilan.

Arnaud Vaulerin

(photo Reuters. Robert Petit et Chea Leang, les co-procureurs des CETC, en février)

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