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By Denis Robert
Créé 27/08/2009 – 15:19

A un mois de l’ouverture du procès Clearstream 2, où il comparaîtra pour «recel d’abus de confiance», Denis Robert [1] publie un nouveau roman («Dunk», le 3 septembre chez Julliard) et répond à nos questions. Sur les ressorts de la crise et son rôle dans l’affaire Clearstream, mais aussi sur les criminels financiers, que ce journaliste observe depuis dix ans, et leurs paradis fiscaux. Entretien

* * *

BibliObs. – Depuis le début de la crise financière, on assiste à une déferlante de déclarations de guerre aux  paradis fiscaux. Qu’en pensez-vous ?

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©Arnaud Février/Flammarion
Né en 1958, ancien journaliste à «Libération», écrivain, père de trois enfants, Denis Robert alterne romans («Le Bonheur», «Je vais faire un malheur»), films («Histoire clandestine de ma région»), et livres d’enquêtes comme «Pendant les “Affaires”, les affaires continuent» (1996). Ses démêlés judiciaires avec Clearstream ont commencé avec la parution de «Révélation$» (2001) et «la Boîte noire» (2002).

[1]

Denis Robert. – Tout le monde joue en mode «transparency». Les paradis fiscaux sont effectivement au cœur du cyclone. Gouvernements et banquiers cherchent des parades pour sortir des «bad lists» de l’OCDE. Il y aurait beaucoup à dire sur les critères et la qualité de ces listes.

BibliObs. – Par exemple ?

D. Robert. Elles ne sont pas assez radicales. Elles sont faites sous la pression des Etats. Les critères de sélection sont discutables. Les informations fournies par les paradis fiscaux restent floues et peu vérifiables. Tout se fait dans la précipitation. Mais c’est un début. Et on voit bien que contrairement à ce qu’on nous faisait croire – souvenez-vous de Jospin qui avouait sa démission face aux puissances économiques – les politiques peuvent avoir un réel pouvoir quand ils sont acculés. On l’a vu avec Obama qui a poussé UBS à lever une partie de son secret bancaire. Et à un degré moindre avec Nicolas Sarkozy amenant Jean-Claude Junker à trouver des accords de divulgation avec le Luxembourg. C’est embryonnaire compte-tenu de l’ampleur des dégâts. Et si l’opinion et les médias ne maintiennent pas une pression, le soufflé va retomber.

BibliObs. – Et que vous a inspiré le dernier G20 ?

D. Robert. Les annonces du G20 sont évidemment sans rapport avec la réalité des marchés financiers. Il rentre dans un simple canton suisse deux fois plus d’argent que dans les quatre pays – Costa Rica, Uruguay, Malaisie et Philippines – cités par le sommet comme étant les plus noirs de la planète ! Seulement, même si elles sont critiquées, les annonces du G20 passent. Elles participent du bruit ambiant. On est en situation de crise. Les risques de débordement et de blocage existent. Les politiques redoutent le chaos social. Ils n’ont de cesse de prendre le pouls des citoyens, de construire des messages ad hoc et la stratégie pour les faire passer. On joue la montre et l’isolement des différents lieux où des luttes pourraient dégénérer. On en revient à la maîtrise de la communication.

BibliObs. – Selon vous, le climat est à l’insurrection ?

D. Robert. La crise financière internationale a entraîné et va encore entraîner des gens dans le chaos. Les salariés licenciés par paquet de cent, de mille, y sont. Les étudiants qui ont fait grève cette année n’en sont pas loin. Ceux qui grossissent les rangs des Don Quichotte y sont, évidemment. Les fins de mois vont être de plus en plus difficiles pour de plus en plus de gens. C’est une évidence statistique. Une autre évidence est qu’on n’a jamais été aussi près d’un ralliement entre les différentes victimes des dérives du capitalisme financier. Les manifs du printemps l’ont montré: même les syndicats avaient peur. Les gens, même malheureux, même acculés, restent lucides. L’insurrection est une idée romantique sur le papier…

BibliObs. – Depuis 1996, date à laquelle vous fédériez des juges européens autour de «L’appel de Genève» contre les paradis fiscaux, vous mettez en garde contre la circulation de cet argent invisible. Pensez-vous que la crise vous donne raison ?

D. Robert. Je ne vais pas m’en réjouir. Une crise liée à la criminalité financière était inévitable. Nous sommes nombreux à avoir essayé d’alerter les politiques à ce propos. Bernard Bertossa, Edmondo Bruti Liberati, Gherardo Colombo, Benoît Dejemeppe, Baltasar Garzon Real, Carlos Jimenez Villarejo et Renaud Van Ruymbeke ne sont pas des naïfs, ni des utopistes. Ce sont des magistrats anticorruption qui, par cet appel, demandaient la création d’un espace judiciaire européen pour lutter contre les malversations financières.

BibliObs. – Comment expliquez-vous que des mesures aient tant de mal à se mettre en place ?

D. Robert. Il y a un problème d’information. Plus le public sera informé sur ce qu’on peut appeler «les circuits de l’argent invisible» [2], plus la pression se fera sur les politiques et donc sur les banquiers. Les politiques ont laissé les banquiers s’auto-contrôler depuis tant d’années. J’avais posé la question en 2002 à Jean-Claude Trichet alors gouverneur de la Banque de France du contrôle exercé sur les filiales des banques françaises à Vanuatu ou à Caïman. M’inspirant des listings de comptes de Clearstream, je lui avais livré des faits précis. Il avait répondu que ces filiales de banques françaises dépendaient des autorités judiciaires des pays en question. Le patron de la COB avait confirmé. L’hypocrisie du système est résumée dans ces réponses. Aujourd’hui elles ne pourraient plus passer. Donc, la situation évolue positivement. La crise financière internationale fait que le citoyen se sent en droit de demander des comptes à ceux qui ont profité d’un système et entraîné des catastrophes financières et humaines pour des millions d’individus.

BibliObs. – Qu’est-ce qui pourrait évoluer, concrètement ?

D. Robert. Par exemple, le rôle des chambres de compensation internationales dans la régulation des marchés financiers. D’ailleurs Barack Obama est en train de créer une chambre de compensation internationale pour les banques américaines qui va concurrencer les deux chambres de compensation européennes existantes : Clearstream et Euroclear [3]. Ces deux multinationales ont le monopole du marché obligataire. Elles sont présentes sur toute la planète et dans tous les paradis fiscaux. Elles voient passer chaque année près de 150 trillions d’euros (150 000 000 000 000 000 000 €). Contrôler les flux de ces monstres financiers permet d’avoir un contrôle sur l’évasion fiscale.

«On a fourgué des emprunts toxiques aux plus pauvres»

BibliObs. – Qui pourrait lancer une telle initiative en Europe ?

D. Robert. Le Parlement européen en commençant par voter une commission d’enquête.

BibliObs. – Dit comme ça, ça paraît simple…

D. Robert. Je me souviens de la remarque d’un responsable de l’Olaf (Organisme de lutte anti-fraude lié à la Commission de Bruxelles), Sylvain Lecou, que nous avions interviewé en 1997 pour «Journal intime des affaires en cours» : «Votre appel est une belle idée sur le papier mais dans les faits c’est impossible. Il nous faut contacter les chancelleries de chaque pays.» [4] Sur la question judiciaire, les politiques – même les plus européens – sont souverainistes. Ils restent cadenassés dans cette idée que la justice doit d’abord être le fait d’une nation. La crise financière pourrait débloquer cette situation. Le crime financier est sans frontières. Plus il y a de règles protégeant les Etats, plus il y a de frontières, plus le crime financier prospère. Plus les Etats adoptent des règles communes, plus ils affichent une volonté politique forte de lutte contre ce crime financier, moins il prospère…

BibliObs. – Etablissez-vous un lien direct entre la crise et la criminalité financière ?

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D. Robert. Les subprimes dont on dit qu’ils sont à l’origine de la crise sont – au départ – un crime financier. Le  livre de Richard Bitner, «Confessions of a Subprime Lender: An Insider’s Tale of Greed, Fraud, and Ignorance» (chez Wiley-Blackwell) a été best-seller aux USA en début d’année. C’est le témoignage d’un «lender» (prêteur) repenti. Il raconte de l’intérieur comment il prêtait de l’argent en se moquant de savoir si l’emprunteur pouvait le rembourser. Son job, à l’instar d’un Madoff, consistait à faire payer par d’autres le produit d’un vol.

BibliObs. – Comment ça, un vol ?

D. Robert. Certaines banques font passer pour un service (prendre votre argent, le transformer en compte bancaire…) ce qui devrait être un devoir. Ces banques ont inventé un business : le commerce de notre argent. Il fonctionne sur des promesses et la gestion du temps. C’est un univers très complexe si on le prend par petits bouts, mais simple à comprendre si on prend du recul. Les banquiers vendent en chaîne des promesses de remboursements.  Qu’on appelle ça «obligation», «warrant» ou «hedge funds», cela participe du même esprit de spéculation. Plus ces banquiers vendent, plus ils s’enrichissent. Ils mettent en place un casino virtuel où ils sont les seuls joueurs à ne pas perdre.

Dans la mesure où les systèmes de contrôle n’ont plus fonctionné, où le libéralisme s’est laissé gagner par la tricherie, le jeu s’est vicié. Les subprimes en sont la dernière preuve visible. On a fourgué des emprunts toxiques aux plus pauvres. Richard Bitner, le  prêteur» repenti, explique comment tout le monde savait, dans le milieu bancaire, à quel point son job était au départ illégal. Mais vu l’ampleur du phénomène et l’absence de contre-pouvoir, la vente d’emprunts, dont on savait qu’ils ne seraient pas remboursés, est devenu légale.

BibliObs. – Où est le vol ?

D. Robert. Les plus pauvres en bas de la chaîne ont été volés. Leurs maisons ont été volées. Mais comme chacun – chaque lender, chaque chef de lender –  avait une vision parcellaire de son histoire et comme leur arnaque arrangeait  la hiérarchie, le vol a perduré et pris cette ampleur cataclysmique. Les boursicoteurs ont ensuite été volés. Puis les contribuables puisque, en définitive, ce sont les Etats qui ont renfloué les caisses des banques.

«Des masses financières immenses sont entre de moins en moins de mains»

BibliObs. – D’ailleurs les banques semblent s’en sortir, non ?

D. Robert. Il est possible qu’on soit en sortie de crise. Ce n’est pas sûr. On voit aujourd’hui un double mouvement. D’abord, les Etats, qui paient très cher les erreurs des banquiers. Ensuite, ces mêmes banquiers qui jouent à créer des groupes de plus en plus gros. En France, on voit BNP racheter Fortis ou les Caisses d’Epargne épouser les Banques Populaires. En Europe et aux Etats-Unis, c’est la même chose. Des masses financières immenses sont entre de moins en moins de mains. Qui nous dit que ces concentrations, ce gigantisme, soient la meilleure réponse à la crise ?

BibliObs. – Mais les banquiers sont-ils seuls en cause ?

D. Robert. Ils ont su utiliser et corrompre au fil des ans toute une chaîne d’acteurs respectés. Les sociétés de notation, les auditeurs, les commissaires aux comptes ont fermé les yeux. Les politiques aussi. Cette accumulation de renoncements a produit les effets visibles aujourd’hui. Le problème est politique avant d’être judiciaire. Les subprimes sont le signe d’un mal endémique qui couve depuis longtemps. Il a fallu une catastrophe pour un peu ouvrir les yeux. Les avantages acquis par les criminels financiers et leurs complices puis les complices des complices sont tels qu’il est très difficile de changer les règles du jeu.

BibliObs. – Quel regard portez-vous sur les «Big Four» ?

D. Robert. Il n’y a pas si longtemps ils étaient cinq… Depuis la chute d’Enron et de l’auditeur Arthur Andersen, fin 2001, ils ne sont plus que quatre. Les «Big Four» sont les 4 multinationales qui ont le monopole de l’audit. Elles contrôlent les comptabilités de toutes les multinationales, trusts, banques importantes de la planète. Ce sont les plus grosses compagnies d’avocats d’affaires internationales. Elles collaborent avec les gouvernements. Elles font dans le conseil, la gestion de patrimoine, l’optimisation fiscale, les audits, le nettoyage de bilans, l’arbitrage. Les solutions à la crise passent par une remise en cause de ces organismes de contrôle. Il est inimaginable de laisser perdurer un système où le contrôleur est payé par le contrôlé. Un môme de maternelle le comprendrait. Quand Enron a sauté, Arthur Andersen a suivi. Personne ne pouvait l’imaginer. On vient de subir 50, 100 affaires Enron. Et les «Big Four» continuent à gérer la crise… avec l’argent des Etats.

BibliObs. – Vous proposez une métaphore originale : un parallèle entre l’argent invisible de la finance internationale et la matière noire en astronomie…

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DR

D. Robert. Je ne suis pas sûr que ce soit très original… La notion de matière noire est fascinante. Son inventeur est un astrophysicien suisse Fritz Zwicky. Dans les années 1930, il expliquait que l’univers était constitué à 95% d’une antimatière ayant une densité. On explique aujourd’hui les trajectoires stellaires grâce à cette antimatière. De la même façon on ne peut pas comprendre le fonctionnement de l’économie si on ne prend pas en compte la matière noire de l’univers financier. Depuis une trentaine d’années, la criminalisation de la finance s’est développée. Y compris pour des raisons structurelles. L’informatique a décuplé les possibilités de fraude, de dissimulation. Mi-octobre 2008, François Fillon [5] déclarait à l’Assemblée nationale : «Des trous noirs comme les centres offshore ne doivent plus exister. Leur disparition doit préluder à une refondation du système financier international.» La crise financière internationale actuelle rend cette matière noire plus… visible.

BibliObs. – L’informatique a-t-elle sécurisé les échanges financiers ?

D. Robert. Bien sûr. Elle représente aussi un piège formidable pour les fraudeurs pour une raison que j’ai compris en enquêtant sur Clearstream. Il y a toujours des traces en informatique. Même les dissimulations ou les écrasements de fichiers laissent des traces. Mettez ce que vous venez de taper et enregistrer dans la poubelle de votre ordinateur. Videz la corbeille. Un informaticien sera capable de le reconstituer. Imaginez que ce soit un virement de vingt millions de dollars vers une banque des Fidji…

BibliObs. – Vous allez vous retrouver le 21 septembre prochain avec  un ex-Premier ministre, Dominique de Villepin [6], et l’ex-dirigeant d’EADS, Jean-Louis Gergorin, au centre d’un procès qui va être très médiatisé.

D. Robert. C’est un procès fourre-tout, le procès d’une époque. Celle des officines et des manipulations d’Etat. C’est un procès règlement de comptes qui peut aussi devenir le procès de l’appareil judiciaire, voire du journalisme. Il va durer un mois à raison de trois ou quatre après-midi par semaine. Ce sera comme un grand spectacle. C’est une pièce de théâtre. Assimilable à une comédie plus qu’à une tragédie. Il y a une salle, la première chambre civile du TGI de Paris, des acteurs, des critiques, un public… Si tout va bien, on aura droit à quelques envolées et à quelques coups de théâtre. La différence avec le théâtre c’est qu’à la fin il y a un verdict. Il y a 41 parties civiles constituées à ce jour. Ça signifie qu’une soixantaine d’avocats au moins vont jouer des manches.

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BibliObs. – Que voulez-vous dire?

D. Robert. Les magistrats qui vont nous juger soldent les comptes d’une situation viciée où la justice et ses acteurs ont été instrumentalisés à des fins politiques.  La présence de Dominique de Villepin et sa guerre avec Nicolas Sarkozy sont déterminantes. Sans eux, il n’y aurait pas eu de procès. En tout cas, pas de cette nature.

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Propos recueillis par Anne Crignon

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