par Florence Audier
À quoi aboutira la suppression du juge d’instruction, annoncée avec tambours et trompettes par le gouvernement dans le sillage de l’affaire d’Outreau ? Selon Florence Audier, à reconstituer l’instruction à l’identique – l’indépendance en moins.
La réforme de la justice n’est pas un long fleuve tranquille, surtout depuis 2007. De rebondissement en rebondissement, c’est vers une transformation radicale du système judiciaire qu’on s’achemine à marche forcée. Là-dessus, beaucoup, et même l’essentiel a déjà été dit et écrit pour prendre la défense de la séparation des pouvoirs, de l’accès à une justice équitable, de l’égalité des citoyens quelle que soit sa fortune, du droit à saisir les tribunaux, du statut et de la déontologie des magistrats dans notre société et de leur capacité à mener des enquêtes indépendantes. L’indépendance est toujours à conquérir et à préserver.

Dans ce bref texte, nous voudrions simplement mettre en évidence quelques éléments moins souvent évoqués, mais qui nous semblent aussi éclairer le zèle dont font preuve l’Elysée, la garde des sceaux et le parti majoritaire, pour réformer la magistrature. Quelques éléments qui montrent aussi ce à quoi pourrait aboutir la suppression des juges d’instruction en faveur du parquet : à reconstituer l’instruction à l’identique, l’indépendance en moins.
La défiance envers la fonction publique

Tout d’abord on peut remarquer que cette présidence marque l’irruption à la tête de l’Etat et des grands ministères d’un très grand nombre de membres de professions libérales et spécialement d’avocats, surtout des avocats « d’affaires ». Ceux qui ne l’étaient pas se sont parfois efforcés de le devenir au plus vite, comme pour gagner en légitimité. « Moins d’ENA, moins d’État » était leur slogan, implicitement complété par : « vive les professions libérales, vive les avocats ». Cette défiance vis-à-vis de la fonction publique et de ce que certains appellent le « doux oreiller du fonctionnariat » [1], qui se traduit entre autres, dans la plupart des domaines, par des restrictions en termes de ressources et d’emplois, a des échos directs dans la justice : après tout, les magistrats sont des fonctionnaires de l’État, ils sont recrutés par concours et affectés dans les juridictions selon des règles strictes, écrites et connues, ils bénéficient d’un statut, et l’École qui les professionnalise se voulait, lors de sa création, l’équivalent de l’ENA [2] ! Manifestement, certains ne se sont pas encore résolus à la professionnalisation de la magistrature, somme toute récente puisqu’elle ne date que de 1958 – les juges d’instructions sont nés en même temps – et qu’elle associe de façon indissoluble statut, formation et recrutement, en vue d’accomplir une de ses missions fondamentales : la garantie des libertés individuelles.
Les critères d’évaluation étriqués et contre-productifs

Cette défiance à l’égard de la fonction publique a également des échos dans la façon dont le travail des magistrats est traité et évalué – certains disent dévalué. Car des indicateurs de performance ont pénétré largement l’univers des tribunaux qui entrent, comme toutes les activités, dans la sphère d’application de la « révision générale des politiques publiques » : stocks d’affaires à traiter et délais de résorption, nombre de dossiers par magistrat etc., bref une foule d’indicateurs quantitatifs (une soixantaine), alimentant des statistiques qui, à leur tour, conditionneront les budgets et, plus généralement, les moyens des juridictions, via notamment des « contrats de progrès ». La structure hiérarchique du judiciaire semble ainsi de plus en plus perçue comme une structure de contrôle et d’allocation des moyens. D’où un malaise persistant chez les magistrats de toutes les juridictions qui perçoivent douloureusement l’obligation d’avoir à river l’œil sur des « tableaux de bords » et des « remontées parquet ». Car c’est évidemment le parquet, qui reçoit toutes les affaires et les oriente, c’est-à-dire qui décide quelle suite leur donner (poursuite ou « sans suite »), qui supporte l’essentiel des contrôles. Avec un double objectif : faire en sorte que davantage d’affaires reçoivent une solution judiciaire, sous la forme d’un jugement ou d’une alternative aux poursuites, procéder de telle sorte que la réponse judiciaire intervienne rapidement, gage de son efficacité, par exemple via les « jugements en temps réel », et ce dans le respect strict de la politique pénale définie par la Chancellerie.
Une unité de la magistrature considérée comme gênante

Rappelons que la magistrature est constituée de deux grandes branches qui concourent ensemble à l’exercice de la justice, le siège et le parquet. Le siège (ou magistrature « assise » lors des procès) est composé de juges, qui peuvent être en charge de missions généralistes ou spécialisées : juges d’instance, juges des enfants, juges de l’application des peines, juges des affaires familiales etc. Parmi eux, les juges d’instruction, qui sont des magistrats du siège en charge de missions d’enquête. Le parquet (dont les représentants requièrent debout lors des audiences) – ils prennent le nom de procureur ou de substituts du procureur – est en charge de l’opportunité des poursuites, de la direction de la police judiciaire et de la gendarmerie lors des enquêtes, ainsi que des réquisitions lors des procès, au titre du ministère public.

Jusqu’à présent, les magistrats peuvent alternativement appartenir à l’une ou l’autre – sous certaines conditions – au cours de leur carrière, le statut des magistrats étant commun à tous. Toutefois, le positionnement du siège et du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif est différent : alors que le siège bénéficie d’une totale indépendance et inamovibilité, qui lui est garantie par la Constitution, le parquet est soumis à des obligations de mobilité et s’inscrit dans une ligne hiérarchique dont le sommet est la Chancellerie.

À lire les prises de position des uns et des autres, ainsi que les déclarations des associations professionnelles, les parquetiers sont résolument hostiles à une dissociation voire séparation du siège et du parquet, soutenus en cela par les organisations syndicales de magistrats. L’unité de la magistrature, c’est-à-dire le fait qu’un statut commun régisse tous les magistrats de notre pays, est donc périodiquement mise en question. Et si l’offensive contre l’unicité du siège et du parquet ne date pas d’hier, rappelons qu’elle a repris une nouvelle actualité à la suite de l’affaire d’Outreau (bien que la commission parlementaire, après de longs débats, ait décidé de ne pas recommander cette séparation). Ainsi, lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire, le premier président de la Cour de Cassation, M. Guy Canivet, a proposé de séparer nettement les procureurs des juges, affirmant que la situation actuelle « brouille l’idée d’une justice impartiale et place la défense en déséquilibre ». Mettant en question le fait que les juges et les parquetiers soient formés ensemble et que les magistrats puissent passer d’un rôle à l’autre en cours de carrière, il propose « une nette séparation des hommes, des structures, des administrations et des moyens budgétaires ». De même, la Conférence des Premiers Présidents de Cours d’appel, au nom de l’indépendance de la justice et en raison du fait que le parquet constitue l’une des parties au procès, s’est déclarée favorable à cette séparation. Au contraire, les magistrats du parquet s’affirment très généralement hostiles à toute initiative de ce type, et le procureur général près la Cour de Cassation, Jean-Louis Nadal, s’en est fait l’écho en s’exprimant clairement à ce sujet.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’annonce présidentielle sur la suppression des juges d’instruction, pour confier l’ensemble de la phase de pré-jugement ou d’enquête au seul parquet, et c’est donc évidemment dans ce contexte qu’il faut tenter de l’évaluer.
Enquêtes et jugements

Dans la quasi-totalité des cas (96%), la première phase, celle de l’enquête, est sous la responsabilité exclusive du parquet, qui dirige la police et la gendarmerie dévolues au judicaire. Et c’est seulement dans les quatre autres pourcents des cas qu’intervient l’instruction, lorsque les parquets la saisissent [3] et sur des objets très précis – la saisine du parquet n’intervient que dans les affaires criminelles qui doivent déboucher aux Assises, ainsi que dans les affaires délicates, difficiles à démêler, qui nécessitent des investigations particulièrement longues, complexes et approfondies, mettant souvent en jeu des méthodes d’investigation et de coercitions inhabituelles. À quoi s’ajoute un autre motif à ne pas négliger : l’instruction peut également être déclenchée par recours des parties civiles, ce qui oblige à poursuivre, alors même que le parquet n’en aurait pas eu l’intention.
Quelques ordres de grandeur

En 2007, les parquets ont eu à traiter près de 5 millions d’affaires au pénal, dont 70% n’étaient pas poursuivables (auteur inconnu, raisons juridiques etc.). Parmi les affaires poursuivables (1 483 549), 1/3 ont fait l’objet d’une procédure d’alternative aux poursuites « réussie », mettant ainsi fin à la procédure, et 4% d’une composition pénale réussie. Compte-tenu du fait que 16,3% des procédures pénales ont fait l’objet d’un classement sans suite, on estime à environ la moitié des affaires poursuivables celles qui ont été effectivement poursuivies devant les tribunaux (692 459 affaires).

Dans ce dernier cas, différentes orientations des dossiers sont possibles, décidées par le parquet : convocations pour jugement par Officiers de Police Judiciaire, par Procès Verbal etc. ou Comparution immédiate, etc. ; et divers types de juridictions peuvent être saisies : tribunaux de police, des enfants, correctionnelle, etc. Dans cette variété de choix, la saisine d’un juge d’instruction pour enquêter « à charge et à décharge » ne concerne, finalement, qu’une infime minorité de cas (en 2007, 28 279 affaires). Évidemment, lorsqu’il n’y a pas de saisine de l’instruction, la phase d’enquête revient exclusivement au parquet. Mais son rôle va bien au-delà : depuis la mise en œuvre des procédures d’alternatives aux poursuites et de la composition pénale, le parquet fixe même les condamnations, intervenant ainsi directement dans la phase de jugement, ce qui évite aux personnes concernées de comparaître devant le tribunal. Beaucoup de parquetiers considèrent que c’est précisément leur appartenance pleine et entière à la magistrature, qui les conduit éventuellement à exercer les différentes fonctions du siège et du parquet, qui rend légitime et acceptable leur jugement.
Les juges d’instruction

Pour exercer les missions spécifiques d’investigation qui leur sont confiées par les procureurs, les juges d’instruction et les vice-présidents chargés de l’instruction sont peu nombreux : autour de 600. Comme les autres magistrats, ils sont, jusqu’à présent, répartis dans les différents ressorts de Cour d’Appel, avec néanmoins une spécificité à laquelle l’antépénultième réforme avait tenté de répondre en créant des pôles de l’instruction [4] : un très fort isolement. Car nombreux sont les TGI qui ne possèdent qu’un seul juge d’instruction (ils sont 68 dans ce cas et plus du quart des effectifs exercent dans les ressorts de Paris ou de Versailles), dont une majorité de vice-présidents, c’est-à-dire de magistrats expérimentés.

Ces fonctions exercent en effet une grande attractivité. Ainsi, par exemple, ce sont les premiers dans le classement de sortie de l’ENM qui choisissent les quelques postes de juges d’instruction qui leur sont offerts (une centaine seulement sur quatre ans, soit en moyenne 10% des postes), en dépit de localisations parfois peu attrayantes. C’est ce qui a été constaté lors des choix de postes des promotions sorties en 2002 à 2006 : près des 3/4 des postes de juges d’instruction sont revenus à des jeunes sortis parmi les 100 premiers du classement, 20% des postes de juges d’instruction ont été choisis et attribués à des jeunes magistrats classés dans les vingt premiers. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’ils sont devenus juges d’instruction : 58% d’entre eux avaient un projet précis concernant les fonctions souhaitées dès leur entrée à l’ENM (contre seulement 46% en moyenne), parmi lesquelles figurait en bonne place l’instruction. Autre exemple d’attractivité : ce sont les juges d’instruction qui sont les plus nombreux à se déclarer satisfaits de leur premier poste (93% contre 84% en moyenne). Dès lors, ils demandent le moins fréquemment à changer de fonctions, même si la localisation de leur lieu d’exercice leur convient peu. Le fait qu’ils aient à « rechercher la vérité » dans des affaires longues et complexe à traiter joue probablement comme un frein à la mobilité : on ne lâche sans doute pas volontiers une affaire en cours d’instruction, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres. On pourrait donner d’autres exemples, comme l’attraction exercée par les postes de l’instruction qui se libèrent si l’on en croit la fréquence de demandes, émanant en particulier de magistrats du parquet.
Le parquet pourrait-il assumer l’instruction ?

L’instruction constitue incontestablement une fonction attractive pour les magistrats. Qu’en est-il du parquet qui, selon le Président de la République, serait mieux à même d’exercer les responsabilités actuellement dévolues aux juges d’instruction ? Pour en discuter, il nous faut entrer dans le détail.

Tout d’abord, les parquetiers sont nettement plus nombreux que les juges d’instruction, à peu près le quart des postes de magistrats en juridiction. De surcroît, près de la moitié des postes offerts à la sortie de l’ENM sont des postes au parquet, bien qu’une partie non négligeable des jeunes magistrats nommés substituts n’aient pas véritablement choisi cette fonction. Plus précisément, c’est plutôt du groupe important des jeunes magistrats qui n’avaient pas fixé a priori leur choix de fonctions que les parquetiers sont issus ; auxquels s’ajoutent ceux qui n’avaient plus le choix, les postes étant attribués, jusqu’à présent, par ordre de rang de sortie. Pour autant, les substituts, une fois en poste, semblent y prendre intérêt, puisqu’ils cherchent à la fois à changer de localisation, mais sans renoncer le plus souvent à leur attache au parquet.

Pourtant, la vie des parquetiers est difficile. En effet, ils travaillent dans de très petites unités : on sait peu que si l’on se base sur les effectifs réels (et non théoriques, en raison de l’abondance des postes non pourvus), près de la moitié des TGI (Tribunaux de Grande Instance) ont seulement entre 2 et 4 parquetiers, 80% des TGI moins de 10 parquetiers ! Ensuite, il faut se remémorer le fait que leur fonction, qui n’a cessé de s’étendre dans les années récentes, recouvre à la fois des responsabilités juridictionnelles, relationnelles et d’organisation/management.

Dans les plus petites unités, où il n’est pas possible d’instaurer un minimum de division du travail, le procureur de la République et ses quelques substituts doivent assumer toutes ces fonctions, avec toujours évidemment une priorité au juridictionnel, qui rythme le temps – en raison des permanences à assumer et des contraintes liées aux comparutions immédiates – et détermine l’ampleur des interstices dans lesquels les autres tâches peuvent s’accomplir (relations avec le parquet général, avec les autorités publiques et les medias, organisation de la juridiction avec le siège, administration du parquet etc., sans oublier la formation des jeunes magistrats). Rappelons que l’efficacité du parquet et de son chef, le procureur de la République, sera jugée à l’aune des indicateurs qui remonteront du parquet, notamment de sa célérité à traiter des affaires.

D’où la question suivante : Comment les parquetiers feraient-il plus et différemment dans des affaires longues et sensibles ? Peut-on raisonnablement penser qu’il y aurait compatibilité entre la recherche de la vérité dans des affaires graves, délicates, demandant des investigations hors du commun, et, précisément, le commun du travail des parquets ?

Risquons-nous à un scénario, somme toute probable si l’annonce du Président se concrétise. Le nombre des affaires actuellement confiées aux juges d’instruction – déjà en forte diminution – continuerait de décliner, notamment le nombre des affaires sensibles. Et ce d’autant plus qu’on ne voit pas clairement quel serait le devenir des poursuites avec constitution de partie civile, qui pourraient disparaître dans la tourmente.

Pour celles qui subsisteraient – notamment les crimes – il est difficile d’imaginer que les parquetiers qui traitent les affaires courantes se voient aussi confier leur élucidation, bref, qu’elles échoient aux substituts, ne serait-ce qu’en raison des obligations de mobilité statutaires qui frappent les parquetiers, et qui les obligeraient à transférer de magistrat en magistrat une même affaire, sans pouvoir la traiter jusqu’au bout. D’où l’hypothèse d’une reconstitution subreptice d’une fonction identique à celle du juge d’instruction, mais logée au parquet – c’est-à-dire sous contrôle hiérarchique – et non plus au siège – et ses conditions d’indépendance. Avec toutes les conséquences afférentes à ce changement, concernant à la fois la nature des affaires et les conditions de leur investigation.

par Florence Audier [31-03-2009]
Aller plus loin

– F. Audier et M. Bacache, « Carrières dans la fonction publique : le cas des procureurs de la République », Économie et Sociétés, janvier 2009.

– F. Audier, M. Bacache-Beauvallet, E.G. Mathias, J.-L. Outin et M. Tabariés, rapport au GIP Droit et justice, Juin 2007, Le métier de procureur de la République, ou le paradoxe du parquetier moderne.
Notes

[1] A. Perez dans Les Échos du 08/01/09, à propos de la recherche scientifique.

[2] Il y a 50 ans, la publication de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature, instituait le Centre national d’études judiciaires, devenu Ecole Nationale de la Magistrature depuis 1970 seulement.

[3] L’instruction ne peut pas s’autosaisir ; un juge d’instruction, contrairement au parquet, ne choisit pas ses dossiers.

[4] La commission parlementaire en charge de l’affaire d’Outreau a aussi décidé, à l’unanimité, de ne pas recommander la suppression du juge d’instruction, soutenant au contraire l’idée – reprise ensuite par le Garde des Sceaux de l’époque – de créer des « pôles de l’instruction ».

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